Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/423

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gis ; sinon, tant pis pour elle ! Ah ! ah ! vous le prenez sur ce ton-là ! Ne voilà-t-il pas de quoi faire pendre un homme, parce qu’il se procure pour deux sous de poison dont il a besoin, et parce que ce poison lui est pris par deux vieux butors qui s’en vont bâtir une histoire là-dessus ! … Ah ! ah ! voyez-vous la porte ? »

Son triomphe ignoble, aux prises avec sa lâcheté, sa honte et la conscience de son crime, était quelque chose de si épouvantable, que les assistants s’écartèrent du coupable et se détournèrent comme d’un animal dégoûtant, immonde, repoussant à voir. Pour lui, en ce moment, ce qui le tourmentait le plus, c’était la noirceur de son dernier crime : il sentait en lui-même que c’était là l’œuvre de sa ruine ; excepté cela, le récit du vieux Chuffey l’avait touché si peu que rien ; au contraire, sa justification inattendue lui aurait plutôt procuré quelque soulagement. Mais ici, sous le coup d’un fait accompli, d’un danger mortel qu’il eût pu s’épargner, et qui le poursuivait sans pitié, le désespoir était au fond de son triomphe même et de son apparente assurance ; un désespoir farouche, indomptable ; un désespoir de rage en songeant à l’inutilité de ce péril où il s’était plongé de gaieté de cœur ; un désespoir enfin qui le troublait jusqu’à la folie, et lui faisait grincer les dents au sein même de sa victoire.

« Mon bon ami, dit Martin en posant sa main sur la manche de Chuffey, ne restez pas ici. Venez avec moi.

– C’est bien lui, toujours lui, comme il me parlait autrefois, s’écria Chuffey, regardant Martin en face. Il me semble absolument voir M. Chuzzlewit revenu à la vie. Oui ! emmenez-moi avec vous ! … Attendez cependant, attendez.

– Pourquoi ? demanda Martin.

– Je ne puis la quitter, la pauvre créature ! dit Chuffey. Elle a été si bonne pour moi. Je ne puis la quitter, monsieur Chuzzlewit. Je vous remercie de tout mon cœur, je veux rester ici. Je n’ai pas longtemps à y rester ; ce n’est point une grande affaire. »

Tandis que Chuffey secouait sa pauvre tête grise et remerciait ainsi Martin, Mme Gamp, qui maintenant s’était décidée à entrer tout à fait dans la chambre, jugea à propos de fondre en larmes.

« Quel coup de la Providence, dit-elle, qu’une si chère, si bonne et si respectable créature ne soit pas tombée dans les griffes de Betsey Prig ! ce qui sans moi n’aurait pas manqué d’arriver, car l’affaire était délicate et il y avait du tirage.