Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/442

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vous en voudrais beaucoup, mon ami, s’il m’était possible de vous en vouloir ! … »

Il s’avança, les bras étendus, pour saisir la main du vieillard. Mais il n’avait pas remarqué que cette main serrait et pressait étroitement une canne. Comme Pecksniff s’approchait en souriant à portée du vieux Martin, celui-ci, enflammé d’indignation, s’abandonna à un mouvement violent ; son visage étincela, il se leva vivement, et, d’un coup solidement appliqué, renversa M. Pecksniff sur le parquet.

M. Pecksniff tomba à plat sous ce coup si bien dirigé ; il tomba aussi lourdement que si un garde du corps de la reine avait exécuté contre lui une charge à fond de train, et, soit qu’il fût étourdi du choc, soit qu’il fût seulement stupéfait devant la nouveauté de cette chaude réception, le fait est qu’il ne se mit pas en devoir de se relever. Il resta étendu à la même place, regardant autour de lui ; son visage avait une expression de douceur mêlée de désappointement, mais si ridicule, que ni Mark Tapley ni John Westlock ne purent réprimer un sourire. Cependant ils s’empressèrent d’intervenir pour empêcher une seconde représentation du coup de canne, ce qui n’eût pas manqué d’avoir lieu à en juger par l’éclat des yeux du vieillard et son attitude menaçante.

« Qu’on le traîne dehors ! ne le laissez pas à portée de mon bras, dit Martin ; sinon, je ne réponds pas de moi. La longue contrainte que j’ai imposée à mes mains eût fini par les paralyser. Je ne serai pas maître de les retenir tant qu’elles le sentiront à leur portée. Qu’on le traîne dehors ! »

Voyant que M. Pecksniff ne se relevait pas, M. Tapley, sans plus de façon, le traîna en effet dehors, mais à la lettre, et le planta sur son séant, le derrière par terre, le dos appuyé contre le mur d’en face.

« Écoutez-moi, coquin ! dit M. Chuzzlewit. Je vous ai mandé ici pour vous faire assister à votre propre ouvrage ; j’ai voulu vous en rendre témoin pour vous abreuver de fiel et d’absinthe. J’ai voulu vous en rendre témoin, parce que je sais que la vue de chacune des personnes ici présentes percera comme un dard votre cœur faux et misérable ! … Eh bien ! me connaissez-vous enfin pour ce que je suis ? … »

Franchement, M. Pecksniff était bien excusable de le regarder tout ébahi ; car l’air de triomphe empreint sur les traits, dans le langage et dans l’attitude du vieillard, était un spectacle qui en valait la peine.