Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/444

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« Il y a, dit le vieux Martin (je l’ai appris par la propre expérience de mon cœur), il y a une sorte d’égoïsme qui est toujours à épier l’égoïsme d’autrui, et qui, tenant les autres à distance par le soupçon et la méfiance, s’étonne qu’ils ne s’approchent pas, qu’ils n’aient point de laisser-aller, et leur reproche leur égoïsme. Ainsi, autrefois, je doutais de ceux qui m’entouraient (et ce n’était pas sans raison d’abord) ; autrefois, je doutais de vous, Martin…

– Non sans raison non plus, répondit le jeune homme.

– Entendez-vous là-bas, hypocrite ? Entendez-vous, langue doucereuse, valet bas et rampant ? s’écria le vieux Martin. Entendez-vous, chien couchant ? Quand j’étais à la recherche de mon petit-fils, vous aviez déjà jeté vos filets ; vous étiez déjà occupé à le pêcher ; vous ne pouvez pas dire non. Quand j’étais malade dans la maison de cette bonne femme, et que votre bienveillance plaidait en faveur de ce jeune homme, c’est que vous l’aviez déjà attrapé, n’est-il pas vrai ? Comptant sur le retour de la tendresse que vous saviez si bien que je lui portais, vous l’aviez visé pour une de vos deux filles, n’est-ce pas encore vrai ? Ce plan ayant échoué, alors vous avez trafiqué de lui comme d’une marchandise ; vous avez espéré m’éblouir par le lustre de votre charité pour jeter sur moi votre grappin ! Eh bien ! même dès ce moment-là, je vous connaissais si bien que je vous le dis. Ne vous ai-je pas dit que je vous connaissais ?

– Je ne suis pas fâché, monsieur, répondit doucement M. Pecksniff. De votre part, je puis supporter bien des choses. Je ne vous contredirai jamais, monsieur Chuzzlewit.

– Voyez, reprit Martin regardant autour de lui ; je me suis mis entre les mains de cet homme à des conditions aussi abjectes, aussi viles, aussi dégradantes pour lui, que les termes mêmes dans lesquels je les lui ai dictées. Je les lui ai déclarées longuement, devant ses propres enfants, syllabe par syllabe, aussi rudement que je l’ai pu, et avec autant d’insolence, avec un mépris aussi brutal qu’on en peut mettre, je ne dis pas seulement dans son air et dans ses manières, mais même dans son langage. Si j’avais une fois, une fois seulement, réussi à faire monter à son visage le feu et la pourpre de la colère, j’eusse abandonné mon dessein. S’il m’avait opposé une seule remontrance en faveur du petit-fils qu’il croyait déshérité ; s’il avait élevé la moindre objection contre mes intentions de lui faire chasser Martin de sa maison pour l’aban-