Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/447

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

hardiesse de dire que, selon moi, vous avez bien raison, et qu’il était tout naturel qu’il tournât comme il a fait. Il y a, monsieur, un nombre extraordinaire d’individus qui, tant qu’ils n’ont pour marcher que leurs souliers et leurs guêtres, s’en vont la tête inclinée, d’un pas tranquille, le long du ruisseau, droit devant eux et sans faire grand mal à personne. Mais vous n’avez qu’à leur donner des chevaux et une diligence, et vous serez étonné de leur habileté à conduire, de l’adresse avec laquelle ils peupleront de passagers leur véhicule, de l’audace avec laquelle ces casse-cou s’élanceront sur le milieu du pavé, sans s’inquiéter de faire une chute du diable. Parbleu ! monsieur, il y a une foule de Tiggs qui, à toute heure du jour, passent devant Temple-Gate, où nous sommes, et auxquels il ne faudrait qu’une chance pour que chacun d’eux poussât comme un champignon et devînt une montagne à son tour !

– Votre ignorance, comme vous l’appelez, Mark, dit M. Chuzzlewit, est plus sage que la science de bien des hommes, et que la mienne entre autres. Vous avez raison, et ce n’est pas la première fois aujourd’hui. Maintenant, mes amis, écoutez-moi ; et écoutez-moi aussi, vous là-bas, qui, si je suis bien informé, êtes dès à présent ruiné dans votre fortune, comme vous l’êtes depuis longtemps dans votre honneur. Et quand vous m’aurez entendu, quittez ce lieu et ne m’empoisonnez pas plus longtemps par votre présence ! »

M. Pecksniff posa sa main sur son cœur et s’inclina de nouveau.

« La pénitence que j’ai accomplie dans sa maison, dit M. Chuzzlewit, m’a amené souvent et avant tout à faire la réflexion que voici : c’est que, s’il avait plu au ciel d’infliger à ma vieillesse des infirmités qui l’eussent réduite réellement à l’état où je feignis de me trouver, je n’aurais eu à en accuser que moi. Ô vous, dont la richesse a été, comme la mienne, une source de chagrins continuels, vous qu’elle a conduits à vous méfier de ceux qui vous étaient le plus proches et le plus chers, et à vous creuser vous-mêmes un tombeau vivant de soupçons et d’isolement ; prenez garde, quand vous aurez rejeté tout ce qui vous était tendrement attaché, de devenir, sur votre déclin, l’instrument d’un homme tel que celui-ci, et de vous éveiller dans un autre monde pour verser sur vos torts des larmes qui vous rendraient amer le bonheur même du ciel, s’il n’était pas inaccessible à toutes les misères de cette pauvre humanité ! … »