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Le barbier resta pétrifié : mais M. Bailey ôta sa cravate et s’installa dans le grand fauteuil à barbe avec toute la dignité et tout l’aplomb d’un vieux reître. Il n’y avait pas moyen de résister à ça. La vue et le toucher avaient beau protester contre cette prétention, car son menton était aussi uni qu’un œuf frais ou qu’un fromage de Hollande qu’on vient de gratter, Poll Sweedlepipe n’aurait pas osé pour tout au monde déclarer, même sur l’Évangile, qu’il n’avait pas la barbe d’un rabbin.

« N’allez pas à rebrousse-poil, s’il vous plaît, Poll, dit M. Bailey, tendant son visage pour recevoir la mousse. Vous pourrez faire comme vous l’entendrez pour mes bouts de favoris ; ça m’est égal. »

Le bon petit barbier resta à le contempler avec le blaireau et la boîte à savon dans sa main, les faisant tourner d’un air d’hésitation risible, comme si quelque fascination l’empêchait de commencer l’opération. Enfin il attaqua la joue de M. Bailey ; puis il s’arrêta de nouveau, comme si le fantôme de barbe qu’il poursuivait venait encore de lui glisser des doigts ; mais encouragé doucement par sa pratique, sous cette forme d’incitation : « Allons ! vite et bien ! » il le savonna à outrance. À travers la mousse M. Bailey souriait, plein de satisfaction.

« Passez doucement votre rasoir sur la pierre, Poll, et prenez garde d’écorcher mes boutons. »

Poll Sweedlepipe obéit et enleva la mousse avec un soin tout particulier. M. Bailey louchait à chaque coup de rasoir, pour regarder la mousse du linge à barbe placé sur son épaule gauche, dans l’espoir d’y trouver quelque poil microscopique, et on l’entendait murmurer de temps en temps : « Diable ! cette barbe est encore un peu plus rouge que je ne voudrais, Poll. » L’opération étant achevée, Poll se recula et le contempla de nouveau, tandis que M. Bailey, s’essuyant le visage avec une serviette, faisait l’observation que, « après une nuit blanche rien ne rafraîchissait mieux un homme qu’un petit coup de rasoir. »

Il était en train de rattacher sa cravate devant une glace, en bras de chemise, et Poll avait nettoyé son instrument pour la première pratique qui se présenterait, quand mistress Gamp, descendant l’escalier, jeta un regard dans la boutique pour donner au barbier un bonjour matinal. Touché du malheur qu’elle avait eu de concevoir à son égard un sentiment auquel il n’était pas dans la nature qu’il pût répondre, M. Bailey s’empressa de la flatter par quelques paroles de tendresse.