Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/74

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suggestion un moyen commode de se débarrasser d’une charge que le caractère de Cherry et la surveillance à exercer sur elle lui rendaient pénible. Ce qu’il y a de sûr, c’est que cette proposition fut loin de résonner aux oreilles attentives de M. Pecksniff comme le glas funèbre de ses espérances.

Mais c’était un homme à grands sentiments, à sensibilité exquise : il prit son mouchoir dans ses mains et le pressa contre ses yeux, comme n’y manquent jamais les gens de cette espèce, surtout lorsqu’ils savent qu’on les regarde.

« L’un des oiseaux de ma couvée, s’écria M. Pecksniff, m’a quitté pour se réfugier dans le sein d’un étranger, l’autre veut s’envoler chez Mme Todgers. À la bonne heure. Et moi, qu’est-ce que je vais devenir ? Je n’en sais en vérité rien, mais n’importe. »

Cette réflexion, rendue peut-être plus touchante encore, parce qu’elle n’était qu’à demi formulée, ne produisit aucun effet sur Charity, qui resta renfrognée, roide et inexorable.

« Mais j’ai toujours sacrifié le bonheur de mes enfants au mien propre… je veux dire mon propre bonheur à celui de mes enfants ; et je ne commencerai pas aujourd’hui à régler ma vie sur d’autres principes. Si vous devez être plus heureuse chez Mme Todgers que dans la maison paternelle, ma chère enfant, allez chez Mme Todgers ! … Ne vous inquiétez pas de moi, mon enfant, ajouta M. Pecksniff avec émotion, je me tirerai toujours d’affaire. »

Miss Charity, qui avait deviné le secret plaisir que son père éprouvait à la pensée du changement proposé, contint elle-même sa joie et s’occupa de négocier les termes de la séparation. Les idées de Pecksniff à ce sujet furent d’abord si étroites, qu’un autre différend, qui eût pu amener une nouvelle secousse du chignon, menaça de s’ensuivre ; mais par degrés ils arrivèrent à une sorte de bonne entente, et l’orage se dissipa. À vrai dire, le projet de miss Charity était si agréable à tous deux, qu’il eût été bien étonnant qu’ils n’en vinssent pas à un arrangement amical. Il fut bientôt convenu entre eux que ce plan serait mis à l’essai, et cela immédiatement, c’est-à-dire que Cherry se plaindrait de n’être pas bien portante, et prétexterait le besoin d’un changement d’air, le désir d’être près de sa sœur, pour servir d’excuse à son départ aux yeux de M. Chuzzlewit et de Mary, informés d’ailleurs au préalable de son indisposition prétendue. Ces prémisses étant acceptées, M. Pecksniff donna sa bénédiction à