Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/83

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vous ? C’est une chose pénible et qui me fend le cœur ; mais je ne veux pas vous contrarier, Mary. »

Elle essaya de lui dire qu’elle en était bien fâchée ; mais elle ne put s’y résoudre, et, vaincue par l’émotion, elle fondit en larmes. M. Pecksniff put donc recommencer à son aise avec elle son jeu de la maison, dans l’intention de faire durer le plaisir longtemps ; et, prenant avec la main qu’il avait de libre la main de Mary, il s’amusa tantôt à écarter les doigts de la jeune fille avec les siens, tantôt à les baiser, tout en poursuivant ainsi la conversation :

« Je suis content que nous nous soyons rencontrés, très-content. Je puis maintenant décharger mon cœur d’un secret qui me pèse, et vous parler en toute confiance. Mary, dit Pecksniff, prenant les intonations les plus tendres, si tendres qu’elles ressemblaient à un petit hurlement, ma chère amie ! je vous aime ! … »

Ce que c’est que la dissimulation des jeunes filles ! … Mary eut l’air de frissonner.

« Je vous aime, ma chère amie, continua M. Pecksniff, avec une ardeur qui m’étonne moi-même. Je supposais que les sensations de ce genre avaient été ensevelies dans la tombe d’une dame qui ne venait qu’en seconde ligne après vous pour les qualités de l’esprit et de la beauté ; mais je m’aperçois que je m’étais trompé. »

Elle essaya de dégager ses mains ; mais elle eût pu aussi facilement tenter de s’affranchir de l’étreinte d’un boa constrictor amoureux, si l’on peut comparer à Pecksniff ce reptile artificieux.

« Je suis veuf, c’est vrai, dit M. Pecksniff, passant en revue les bagues qu’elle portait aux doigts, et suivant avec son pouce épais les méandres d’une veine bleue et délicate ; je suis veuf et j’ai deux filles, mais je n’ai pas encore trop de charges, mon amour. L’une est mariée, comme vous savez ; l’autre, de son propre gré, et surtout parce qu’elle a pressenti, je l’avoue, et pourquoi pas ? que je veux changer de condition, est au moment de quitter la maison paternelle. Je suis estimé, je l’espère. On se plaît à dire du bien de moi, à ce que je puis croire. Ma personne et mes manières ne sont pas absolument celles d’un monstre, j’en ai la confiance. Ah ! la vilaine petite main, dit M. Pecksniff, en cherchant à retenir celle qui cherchait à lui échapper, ne voilà-t-il pas qu’elle m’a fait prisonnier ! Allez, allez ! »