Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/85

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vais desseins, d’endurcir un cœur naturellement bon en lui cachant la vérité pour ne laisser pénétrer jusqu’à lui que des idées fausses et mensongères ? n’est-ce pas assez d’avoir tout ce pouvoir, d’en user et d’en abuser, sans vous montrer encore grossier, cruel et lâche avec moi ? »

Et M. Pecksniff continuait de l’emmener tranquillement, d’un air aussi paisible et aussi innocent que l’agneau qui broute dans les champs.

« Quoi ! monsieur, rien ne peut donc vous émouvoir ! s’écria Mary.

– Ma chère, répondit M. Pecksniff avec un coup d’œil placide, l’habitude qu’on a d’examiner sa conscience et la pratique de… dirai-je de la vertu ?

– De l’hypocrisie ! dit vivement Mary.

– Non, non, reprit M. Pecksniff, tapotant d’un air de reproche la main captive de la jeune fille ; la pratique de la vertu… tout cela m’a appris si bien à me tenir sur mes gardes, qu’il est très-difficile de me déconcerter. Le fait est curieux ; mais réellement c’est chose très-difficile pour qui que ce soit de me déconcerter. Et, ajouta M. Pecksniff en redoublant son étreinte folâtre, mademoiselle a pensé qu’elle le pourrait ! on voit bien qu’elle ne connaît guère mon cœur ! »

Guère en effet. Mary avait l’esprit si mal fait, qu’elle eût préféré aux caresses de M. Pecksniff celles d’un crapaud, d’une vipère ou d’un serpent, qui sait même ? l’embrassement d’un ours.

« Voyons, voyons, dit ce bon gentleman, un mot ou deux arrangeront l’affaire et rétabliront entre nous la bonne intelligence. Je ne suis pas fâché, mon amour.

– Vous fâché !

– Non, je ne le suis pas, je vous le déclare. Ni vous non plus. »

Il y avait cependant sous la main de M. Pecksniff un cœur palpitant qui disait bien le contraire.

« Je suis sûr que vous ne l’êtes pas, reprit-il, et je vous dirai comment. Il y a deux Martin Chuzzlewit, ma chère, et, si vous communiquiez à l’un votre colère, cela aurait pour l’autre de sérieuses conséquences. Vous comprenez ? Vous ne voudriez point lui nuire, n’est-ce pas ? »

Mary trembla de tout son corps, et lança à Pecksniff un regard empreint de tant de fierté dédaigneuse, qu’il détourna les yeux, sans doute pour n’être pas obligé de se fâcher malgré lui.