Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/87

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trouvaient maintenant si rapprochés de l’habitation, que Pecksniff s’arrêta, et prenant Mary par son petit doigt, lui dit d’un ton folâtre en manière d’adieu :

« Voulez-vous que je le morde ? »

Ne recevant point de réponse, il le baisa au lieu de le mordre ; puis se baissant, il inclina vers le visage de Mary sa figure flasque et mollasse (on peut être homme de bien et avoir la figure mollasse) ; et lui donnant sa bénédiction, qui, venant d’une telle source, était suffisante pour lui assurer force et bonheur depuis ce jour jusqu’à la fin de sa vie, il la lâcha enfin et la laissa aller.

La galanterie, la vraie galanterie, passe pour donner à un homme de la noblesse et de la dignité ; et l’amour a raffiné plus d’un ours mal léché. Mais M. Pecksniff (peut-être parce que, pour une nature aussi épurée que la sienne, l’amour et la galanterie n’étaient que des détails grossiers) ne paraissait certainement en avoir retiré aucun avantage, maintenant qu’il était demeuré seul. Au contraire, il semblait rapetissé et racorni ; il avait l’air de vouloir se cacher en lui-même et d’être tout malheureux de n’y pouvoir réussir. Ses souliers étaient évidemment trop grands pour lui, ses manches trop longues ; il avait des cheveux de chien noyé, un chapeau qui ne lui tenait pas sur la tête, une figure en lame de couteau, un cou allongé qui semblait appeler la corde à son secours ; en moins de deux minutes il était devenu tout brûlant, tout pâle, honteux, mesquin, furtif, c’est-à-dire l’antipode d’un Pecksniff. Mais bientôt après il redevint lui-même, et rentra à son logis avec une expression aussi radieuse que s’il avait été le grand prêtre de l’Été en personne.

« Papa, dit Charity, j’ai arrangé mon départ pour demain.

– Sitôt, mon enfant !

– Dans les circonstances où nous sommes, répondit Charity, je ne saurais partir trop tôt. J’ai écrit à Mme Todgers pour lui proposer un arrangement, et je l’ai priée de m’attendre en tout cas à l’arrivée de la diligence… Monsieur Pinch, vous allez être entièrement votre maître. »

M. Pecksniff venait de sortir de la chambre, et M. Pinch venait d’y entrer.

« Mon maître ! … répéta Tom.

– Oui, vous n’aurez plus personne entre mon père et vous, dit Charity. Du moins je l’espère, car on ne peut jamais répondre de rien. Ce monde est si changeant !