Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/94

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tion toute différente… Eh bien, les moqueries qu’il lançait contre Pecksniff lorsqu’il le voyait au Dragon étaient choquantes. Martin également : Martin était le pire de tous. Mais j’y pense, c’est cela : c’est lui qui vous aura disposée à ne point aimer Pecksniff. Et comme vous êtes arrivée avec une prévention, miss Graham, naturellement vous n’êtes pas un témoin impartial. »

Triomphant de cette découverte, Tom se mit à se frotter les mains d’un air de grande satisfaction.

« Monsieur Pinch, dit Mary, vous vous méprenez sur cet homme-là.

– Non, non ! s’écria Tom. C’est vous qui vous méprenez sur lui. Mais, ajouta-t-il en changeant subitement de ton, qu’est-ce que vous avez, miss Graham ? Qu’est-ce que vous avez ? »

M. Pecksniff ramena par degrés au haut du banc ses cheveux, son front, ses sourcils, son œil. Mary était assise sur un banc à côté de la porte, les deux mains jointes sur son visage, et Tom était penché vers elle.

« Qu’avez-vous donc ? s’écria Tom. Ai-je dit quelque chose qui vous ait offensée ? Vous aurait-on dit quelque chose qui vous ait fait de la peine ? Ne pleurez pas. Je vous en prie, apprenez-moi ce que c’est. Je ne puis supporter de vous voir ce chagrin. Dieu me pardonne, jamais je ne fus aussi surpris et aussi peiné de ma vie. »

M. Pecksniff tenait son œil fixé à la même place. Il l’en eût tout au plus retiré devant une vrille ou un fil de fer rouge.

« J’aurai voulu vous le taire, monsieur Pinch, si cela n’eût dépendu que de moi ; mais votre illusion est si forte, et il est tellement nécessaire que nous nous tenions sur nos gardes… que vous ne vous compromettiez pas, et que par conséquent vous sachiez par qui je suis obsédée, que je n’ai plus d’autre alternative : il faut que je vous parle. Je suis venue ici tout exprès afin de vous faire cette confidence ; mais je crois que le courage m’aurait encore manqué cette fois, si vous ne m’aviez pas ramenée tout droit au but de ma visite. »

Tom la contempla fixement ; il semblait dire : « En voilà bien d’une autre ! » Mais il ne prononça pas un mot.

« Celui que vous croyez le meilleur des hommes… dit Mary, levant les yeux et parlant d’une voix tremblante et avec un regard étincelant.

– Dieu me bénisse ! murmura Tom en chancelant, attendez