Page:Dostoïevski - Le Sous-sol, 1909.djvu/126

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jouissaient de ses grands revenus ; de la beauté extraordinaire et de la grâce de la princesse D…, que personne n’avait jamais vue non plus : enfin, ils finirent en disant que Shakespeare est immortel.

Je souriais avec mépris et j’allais du côté opposé de la chambre, juste en face du divan, faisant la navette entre la table et le mur. Je voulais montrer de toutes mes forces que je pouvais me passer d’eux ; et cependant je frappais du pied, en marchant sur les talons de mes bottes. Mais tout était inutile ; ils ne faisaient aucune attention à moi. J’eus la patience de marcher ainsi, droit devant eux, depuis huit heures jusqu’à onze heures, sur la même place. « Voilà, je marche et personne ne peut me le défendre. » Le garçon qui entrait me regarda plusieurs fois : les tours fréquents que je faisais me donnaient le vertige ; par moments il me semblait que j’avais le délire. Pendant ces trois heures je suai et me séchai trois fois. Par moments, avec une douleur profonde et aiguë s’enfonçait dans mon cœur la pensée que dix ans, vingt ans, quarante ans passeraient, et que je me rappellerais quand même dans quarante ans ces sales moments de ma vie, les plus affreux et les plus ridicules. Il était impossible de s’humilier soi-même plus volontairement avec moins de honte ; je comprenais cela parfaitement et je continuais à marcher de la table au poêle. « Oh ! si vous pouviez savoir seulement de quels sentiments et de quelles pensées je