Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/55

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marquis de Galliffet, charge inutile qui ne pouvait rien changer à l’issue de la journée, charge chevaleresque et meurtrière, faite pour l’honneur, il s’écria : « Oh ! les braves gens ! » Jusqu’à deux heures, on lutta pied à pied ; les actes de courage personnels furent extraordinaires ; vieux soldats et conscrits se battaient comme à Roncevaux, car chacun sentait instinctivement que là, sur cet implacable terrain, c’était le sort même de la France qui se décidait. À ce moment, le Prince royal de Prusse venant de l’Ouest et le Prince royal de Saxe arrivant de l’Est firent leur jonction sur le plateau d’Illy, que Wimpffen avait refusé de faire occuper en forces, malgré les objurgations du général Ducrot. Dès lors, l’armée française était cernée ; coupée de Mézières, d’où elle tirait ses vivres et ses munitions, elle était rejetée dans Sedan, dans une place sans étendue où l’encombrement seul était un péril et qui était battue par plus de cinq cents bouches à feu placées sur le cercle de hauteurs dont elle est dominée. C’en était fait ; une trouée même était impossible ; on la tenta ; on n’avait pas fait vingt pas qu’il y fallut renoncer.

La muraille, c’est-à-dire l’apparence d’un abri, exerce sur le soldat dérouté une invincible attraction, car il est naturel de vouloir échapper à la mort. Sedan, qui allait devenir un tombeau, semblait un refuge, on s’y précipita. Les soldats n’écoutaient plus leurs officiers entraînés dans le recul général. On se battait, on se massacrait aux portes : à qui entrerait le plus vite. Nul raisonnement, nul respect de soi-même ; on était affolé : l’homme avait fait place à la bête humaine, la plus féroce de toutes, lorsqu’elle a pris peur et que son salut est en jeu. Les fantassins, les cavaliers, les équipages du train, les batteries incomplètes, les voitures d’ambulance, les fourgons de la manutention, les charrettes réquisitionnées, tout fuyait, convergeait vers Sedan, se mêlait, s’étouffait, s’écrasait dans les baies trop étroites et risquait, à toute minute, de rompre la chaîne des ponts-levis. Un témoin oculaire m’a dit : « C’était une tempête de gémissements et de malédictions. Au milieu de la foule massée dans les rues, si nombreuse, si pressée qu’on pouvait s’y mouvoir à peine, les obus tombaient, éclataient et faisaient des vides rapidement comblés. Sur sept ou huit points, la ville flambait. Des femmes folles de terreur criaient : « C’est la fin du monde », se frappaient la poitrine et priaient. »