Page:Ducros - Les Encyclopédistes.djvu/117

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Enfin, épris d’abstractions comme l’étaient tous les philosophes de son temps, d’Alembert voit ces abstractions naître, pour ainsi dire, avant l’heure dans la trop précoce raison des hommes primitifs qu’il nous montre pressés « d’abstraire des corps l’étendue et déterminant les propriétés de l’étendue, ce qui est l’objet de la géométrie ». Il ne réfléchit pas que le premier géomètre, beaucoup moins philosophe qu’il ne l’imagine, fut celui qui mesura un champ, ou des troncs d’arbres pour s’en faire une cabane, de même que le premier arithméticien fut le sauvage qui compta les fruits de ses arbres ou les poissons qu’il venait de pêcher et non pas, comme il le pense, celui qui « inventa un moyen (le calcul) pour rendre plus faciles les combinaisons de l’étendue ».

Est-ce là tout ? On peut critiquer encore cette classification des sciences qui est la maîtresse pièce de son Discours et il ne serait pas difficile d’ébranler les racines mêmes de son arbre généalogique. D’Alembert nomme, à mesure qu’elles naissent, les différentes sciences, rapportant les premières (histoire) à la mémoire, les secondes (philosophie) à la raison, les dernières (beaux-arts) à l’imagination et l’on se demande aussitôt pourquoi l’imagination vient après la raison, alors que, comme l’a déjà spirituellement remarqué Fiévée, « l’homme sent et rêve avant de raisonner, il a des passions avant de combiner des abstractions, il admire les beautés de la nature avant de faire des équations : en un mot, il est jeune avant d’être vieux ». Que d’ailleurs l’éveil de la raison précède ou suive les premiers rêves de l’imagination, il n’en est pas moins malaisé de ramener chaque science à l’une quelconque de nos facultés : c’est ainsi que l’on verra Diderot qui, dans son système figuré, s’était condamné, lui aussi, à ce lit de Procuste, faire rentrer de force dans le même compartiment la théologie et le jardinage sous ce prétexte singulier que ces deux sciences sont étudiées par la même faculté, la raison. Mais ces erreurs de classification étaient fort heureusement d’assez peu d’importance dans le corps du Dictionnaire ; qu’importait, par exemple, que, dans le domaine des filiations scientifiques, on