Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/199

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core percer au dehors de ce que l’étude a mis en vous. À quatorze ans, la gravité c’est de l’orgueil ou de la maladie. Je vous ai demandé si votre santé était bonne, vous m’avez répondu oui. Je vais vous demander si vous êtes orgueilleux, tâchez de me répondre que non. — Mon père, dit l’enfant, rassurez-vous. Ce qui me rends triste, ce n’est ni la maladie ni l’orgueil ; non, c’est un chagrin. — Un chagrin, pauvre enfant ! et quel chagrin, mon Dieu peux-tu donc avoir à ton âge ? Voyons, parle. — Non, mon père, non, plus tard. Vous l’avez dit, vous êtes pressé ; vous n’avez qu’un quart d’heure à me donner. Parlons d’autres choses que de mes folies. — Non, Sébastien, je te quitterais inquiet. Dis-moi d’où te vient ce chagrin ? — En vérité, je n’ose, mon père. — Que crains-tu ? — Je crains de passer à vos yeux pour un visionnaire, ou peut-être de vous parler de choses qui vous affligeraient. — Tu m’affliges bien plus en gardant ton secret, cher enfant. — Vous savez bien que je n’ai pas de secrets pour vous, mon père. — Alors, parle. — Je n’ose, en vérité. — Sébastien, toi qui as la prétention d’être un homme.

— C’est justement pour cela. — Allons, du courage ! — Eh bien ! mon père, c’est un rêve ! — Un rêve qui t’effraie ? — Oui et non ; car, quand je fais ce rêve, je ne suis pas effrayé, mais comme transporté dans un autre monde. — Explique-toi ? — Tout enfant, j’ai eu de ces visions. Vous le savez, deux ou trois fois je me suis perdu dans ces grands bois qui environnent le village où j’ai été élevé. — Oui, on me l’a dit. — Eh bien ! je suivais quelque chose comme un fantôme. — Tu dis ?… demanda Gilbert en regardant son fils avec un étonnement qui ressemblait à de l’effroi. — Tenez, mon père, voilà ce qui arrivait : je jouais comme les autres enfants dans le village, et tant que j’étais dans le village, tant qu’il y avait d’autres enfants avec-moi ou près de moi, je ne voyais rien ; mais si je m’écartais d’eux, si je dépassais les derniers jardins, je sentais près de moi comme le frôlement d’une robe ; j’étendais les bras pour la saisir, et je n’embrassais que l’air ; mais, à mesure que le frôlement s’éloignait, le fantôme devenait visible. C’était une vapeur, d’abord transparente comme un nuage, puis la vapeur s’épaisissait et prenait une forme humaine. Cette forme, c’était celle d’une femme glissant plutôt qu’elle ne marchait, et devenant d’autant plus visible qu’elle s’enfonçait dans les endroits les plus sombres de la forêt. Alors un pouvoir inconnu, étrange, irrésistible, m’entraînait sur les pas de cette femme. Je la poursuivais les bras tendus, muet comme elle : car souvent, j’ai essayé de l’appeler, et jamais ma voix n’a pu former un son, et je la poursuivais ainsi sans qu’elle s’arrêtât, sans que je pusse la rejoindre, jusqu’à ce que le prodige qui m’avait annoncé sa présence me signalât son départ. Cette femme s’effaçait peu à peu ; la matière devenait vapeur, la vapeur se volatilisait.