Page:Durkheim - Les Règles de la méthode sociologique.djvu/49

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par les hommes. Quand on croit savoir en quoi consiste l’essence de la matière, on se met aussitôt à la recherche de la pierre philosophale. Cet empiétement de l’art sur la science, qui empêche celle-ci de se développer, est d’ailleurs facilité par les circonstances mêmes qui déterminent l’éveil de la réflexion scientifique. Car, comme elle ne prend naissance que pour satisfaire à des nécessités vitales, elle se trouve tout naturellement orientée vers la pratique. Les besoins qu’elle est appelée à soulager sont toujours pressés et, par suite, la pressent d’aboutir ; ils réclament, non des explications, mais des remèdes.

Cette manière de procéder est si conforme à la pente naturelle de notre esprit qu’on la retrouve même à l’origine des sciences physiques. C’est elle qui différencie l’alchimie de la chimie, comme l’astrologie de l’astronomie. C’est par elle que Bacon caractérise la méthode que suivaient les savants de son temps et qu’il combat. Les notions dont nous venons de parler, ce sont ces notiones vulgares ou praenotiones[1] qu’il signale à la base de toutes les sciences[2] où elles prennent la place des faits[3]. Ce sont ces idola, sortes de fantômes qui nous défigurent le véritable aspect des choses et que nous prenons pourtant pour les choses mêmes. Et c’est parce que ce milieu imaginaire n’offre à l’esprit aucune résistance que celui-ci, ne se sentant contenu par rien, s’abandonne à des ambitions sans bornes et croit possible de construire ou, plutôt, de reconstruire le monde par ses seules forces et au gré de ses désirs.

  1. Novum organum, I, 26.
  2. Ibid., I, 11.
  3. Ibid., I, 36.