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LA NOUVELLE CARTHAGE

mesureurs transbordaient le grain importé sur des allèges d’une contenance invariable ; ses porte-faix juchaient les sacs et les ballots sur leurs épaules et les rangeaient à quai ou les guindaient sur les fardiers ; ses débardeurs déposaient sur la rive les planches, poutres et grunes, en réunissant les produits de la même essence.

Trop habitués à ouvrer de leurs dix doigts pour s’escrimer du crayon et de la plume, c’était Laurent qui, sur la présentation de leur collègue Vingerhout, le syndic des baes, était chargé de leur besogne de bureau et aussi du soin de contrôler, à l’entrée ou à la sortie des docks, les chiffres renseignés par les peseurs et mesureurs d’autres corporations.

Un négociant en café, client de l’Amérique, a-t-il repris une partie de denrées à un confrère, Laurent reçoit le stock des mains de la nation concurrente avec laquelle a traité le vendeur. Il en a souvent pour une journée de pesage sur le quai en pleine cohue, sous les ardeurs du soleil ou par la pluie et la gelée. Mais il s’absorbe en la tâche. Des centaines de balles poinçonnées et numérotées depuis la première jusqu’à la dernière défilent devant lui. Il additionne des colonnes de chiffres tout en surveillant du coin de l’œil le jeu de la balance. Et gare aux erreurs ! Si le preneur ne trouvait pas son compte, c’est l’Amérique qu’il tiendrait responsable de l’écart, à moins que Laurent n’eût constaté que le préjudice émanait du vendeur et de ses ouvriers.

Plusieurs fois il eut à surveiller les expéditions de l’usine Dobouziez, et ce n’était pas sans émotion qu’il avisait les caisses blanches balafrées au pinceau noir du sacramentel D. B. Z.

Mais il n’éprouvait pas le moindre regret de son changement de position. Au contraire. Il se réjouissait de servir ces patrons sans morgue, ces baes d’un abord si réconfortant, au lieu de pâtir dans un bureau morose à la solde d’un Béjard ou d’un autre arrogant parvenu. Devant la rade et les bassins remplis de navires, ce mouvement ininterrompu des entrées et des sorties, ces dégorgements ou ces engloutissements de cargaisons, ce va-et-vient entre les entrepôts flottants et les docks du rivage, cet éboulement continu des marchandises sur le quai et au fond des cales, le commerce ne lui paraissait plus une abstraction, mais un organisme tangible et grandiose.

Souvent Laurent assistait à la réunion des baes, le soir, dans une brasserie du Port. Fardier et camions sont remisés sous les hangars, mangeoires remplies, litières renouvelées. Les chevaux broient le picotin, le comptable a fermé ses registres, les vastes bâtiments ne logent plus d’autre compagnon que le