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LA NOUVELLE CARTHAGE

garde-écurie, et les grosses portes massives, vraies portes de forteresse, protègent la fortune de l’Amérique contre les coups de mains des ribleurs et des larrons.

Les bruyantes assemblées, l’épique déboutonnage, les croustrilleux ou tonitruants propos, alors, à l’ « herberge » habituelle. Tudieu ! ces rudes chefs de corporation, ces baes à peine mieux équarris que leurs subalternes, en lâchent de carabinées qui renverseraient, comme ils en conviennent eux-mêmes, un paysan de son cheval ! Il fait beau les voir se nettoyer la bouche d’une gorgée en conséquence, après une gaillardise énorme entre toutes qui les fait se trémousser sur leurs escabeaux et communiquer à la table, à l’armée des demi-litres et aux carreaux des fenêtres une trépidation comparable à celle que provoquent pendant le jour les cahotements sur le pavé d’un de leurs formidables attelages.

Laurent sortait de ces conférences abasourdi, assommé, un peu asphyxié, comme si on l’avait regoulé de forts quartiers de viande ou même exposé comme un jambon à des fumigations prolongées. Et en présence de ces tourmentes d’humeur gorgiase comment taxer d’exagération l’exubérance sanguine et la licence presque animale des coloristes du passé !

En temps de presse lorsque les salariés à demeure, l’effectif stationnant, aux heures de la reprise du travail, devant les locaux de l’Amérique, ne suffisait pas à l’abondance de la peine, il arriva à Laurent d’accompagner son maître Jan Vingerhout au Coin des Paresseux, le carrefour voisin de la Maison Hanséatique, ainsi appelé parce que s’y tenait la bourse des chômeurs perpétuels. Bien topiques les scènes d’embauchage et de recrutement auxquelles il assista ! La première fois Laurent ne comprenait pas que baes Jan, ayant seulement besoin d’un renfort de cinq hommes, s’était embarrassé d’une vingtaine de ces maroufles, assurément fort valides, même bâtis pour fournir des travaux de géant, mais n’exerçant jamais leur musculature que dans des altercations de pochard et mêlant trop d’alcool à leur sang riche.

— Attendez ! lui dit, en riant, le baes qui connaissait son monde.

Après des transactions saugrenues, les drôles acceptaient enfin le marché et se mettaient en route, mais comme à leur corps défendant et en poussant, chaque fois qu’ils mettaient l’un pied devant l’autre, des soupirs à fendre l’âme.

Arrivés à une vingtaine de mètres de leur lieu de stationnement, l’un ou l’autre de ces lazzaroni du Nord, s’arrêtait net et déclarait ne plus pouvoir avancer si on ne lui administrait un cordial à base d’alcool.