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LA NOUVELLE CARTHAGE

Vingerhout faisant la sourde oreille, le soiffard se traînait non sans maugréer à sa suite, quitte à formuler la même déclaration quelques pas plus loin. Quoique deux autres recrues eussent appuyé la supplique du camarade par un suggestif claquement de langue et des gestes dignes de Tantale, le recruteur n’entendait pas plus que la première fois.

Au troisième débit de liqueurs, autant dire à la sixième maison, le patient s’avoua vaincu et, avec un juron de désespoir, déserta la compagnie pour s’approcher du zinc plus irrésistible que l’aimant. Ses deux partisans boulinèrent jusqu’à l’assommoir suivant, mais là, après une suprême mais vaine sommation à l’embaucheur, ils reprirent leurs libations au dieu Genièvre.

Laurent commença à comprendre pourquoi Vingerhout avait forcé le contingent.

— Ces trois-là sont des ivrognes et des lendores patentés ! lui dit le baes. Je ne les engage plus que par acquit de conscience, persuadé qu’ils me lâcheront à l’un des premiers tournants du quai. Encore ne suis-je pas sûr des autres !

Jan avait raison de se méfier de leur force de caractère. Le chantier vers lequel il tendait étant situé à près d’un kilomètre de là, quelques défections se produisirent encore, l’une pratique débauchant l’autre, si bien qu’à l’arrivée à pied d’œuvre il ne restait à Vingerhout que les dix bras dont il avait besoin.

— Estimons-nous heureux que ceux-ci ne nous soient pas glissés entre les doigts à la dernière minute, ce qui nous aurait forcé de retourner à leur vivier et d’y recommencer la pêche ! conclut le philosophique Poldérien, sans épiloguer autrement sur cet édifiant épisode. Et pour reconnaître leur relative complaisance, il leur paya une tournée du mirifique genièvre !

Laurent apprit à connaître des gaillards, plus originaux encore que ces câleurs, en accompagnant Vincent Tilbak qui conduisait, en chaloupe, l’un ou l’autre commis de rivière, à la rencontre d’un arrivage. L’amarre détachée, le rameur ne pouvait d’abord que godiller, pour sortir du batelage et de la rade sans heurter les chalands et les navires à l’ancre. L’yole passait entre deux vaisseaux dont les œuvres mortes semblaient de somnolentes baleines ayant pour prunelles les fanaux clignotants. Puis Tilbak jouait allègrement de l’aviron. Un silence intermittent, plus majestueux que le calme absolu, planait sur la terre et le ciel. Laurent prêtait l’oreille au grincement des taquets frictionnés par les rames, à l’égouttement de l’eau des palettes ; au clapotis dans la cale. Parfois un « qui vive » partait d’une patache de la douane en quête de smoglers. Le nom et la voix de Tilbak apprivoisait les limiers. Au Doel