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LA NOUVELLE CARTHAGE

d’ateliers, des polémiques féroces : depuis des années on n’avait plus bataillé ainsi. Marbol se conquit autant d’admirateurs que d’ennemis, ce qui est la bonne mesure. Un des gros marchands de la chaussée d’Antin ayant acquis ce tableau, ceux d’Anvers en frémirent de rage et de stupeur. Qui donc eût consenti à s’embarrasser de ce portrait de trois manœuvres déguenillés, mal vêtus, mal rasés, trop charnus, de cuir trop épais, de poings et de jarrets inquiétants ? Pour dire sa pleine horreur, M. Dupoissy avait écrit que ce tableau dégageait une odeur de suée, de hareng saur et d’oignon, qu’il sentait la crapule.

Arriva une nouvelle exposition à Paris, Marbol y prit part avec un tableau non moins audacieux que le premier, et, à la stupéfaction profonde des clans hostiles ou timorés, les jurés lui décernèrent la grande médaille.

Si les bonzes de la peinture se renfermèrent vis-à-vis du jeune novateur dans leur attitude malveillante, ces succès, bientôt ratifiés à Munich, Vienne et Londres, donnèrent à réfléchir aux amateurs et aux collectionneurs de la haute société anversoise. On ne pouvait le nier ; le gaillard réussissait. S’il n’y avait eu pour leur prouver sa supériorité que ce qu’on appelle la gloire : des articles de gazettes, des applaudissements de crève-de-faim chez qui plus l’estomac, manque d’aliments plus la tête se nourrit de chimères ; ces gens positifs eussent continué de hausser les épaules et de dire « raca » à ce tapageur, ce brouillon. Mais du moment que, comme eux-mêmes, il se mettait à palper des écus, son cas devenait intéressant.

— Heu ! Heu ! Drôle de gaillard, pour sûr ! Peinture peu meublante, tableaux à ne pas avoir chez soi…, du moins dans un salon où se tiennent des dames… Mais un malin, pourtant, un compère adroit ! après tout… Il n’avait pas si mal combiné son plan !… Puis qu’importe s’il fait de la peinture à ne pas prendre avec des pincettes, nous recevons bien à la maison ce brave Vanderzeepen, alors que chacun sait que le digne homme a gagné ses deux cents maisons, son hôtel de la Place de Meir et son château de Borsbeek, au moyen de la ferme des vidanges… Comme Vanderzeepen, ce monsieur Marbol a trouvé la pierre philosophale ; sauf respect, il fait de l’or avec de la merde !

Les préventions tombèrent. Les matadors de la finance commencèrent à saluer le pelé, le galeux d’autrefois ; risquèrent même de citer son nom devant leurs pudiques épouses, ce qui eût paru d’une inconvenance énorme quelques mois auparavant. Ne pouvant décemment prôner cette peinture pétroleuse et anarchiste, on affecta de priser l’habileté, le génie commerçant de ce Marbol qui endossait si facilement ses croûtes désagréables, ses épouvantails à moineaux, à des gogos pari-