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LA NOUVELLE CARTHAGE

siens, à des Yankees facétieux ou aux Anglais, friands, comme on sait, de scènes monstrueuses et excentriques.

Le musicien Rombaut de Vyvéloy, l’autre ami de Door Bergmans, rappelait, avec sa haute taille, sa coupe robuste, son masque léonin, sa crinière abondante, sa complexion sanguine, la figure du maître des dieux dans Jupiter et Mercure chez Philémon et Baucis, de Jordaens. C’était, sinon un païen, du moins un « Renaissant » que ce Brabançon. Rien, ni au physique, ni au moral, des types émaciés, blafards et béats, des primitifs à la Memlinck et à la Van Eyck. Il avait converti au panthéïsme l’oratorio chrétien du vieux Bach.

L’art fougueux et essentiellement plastique de Vyvéloy devait impressionner plus profondément encore Laurent Paridael que les peintures à tendances hardies mais à réalisation un peu molle et un peu frigide, pas assez vibrante, — comme il le constata de plus en plus par la suite — de son ami Marbol.

Cette année-là, Anvers inaugura les fêtes du troisième centenaire de la naissance de Rubens par une cantate de Rombaut de Vyvéloy, exécutée le soir en plein air sur la Place Verte. Laurent ne manqua pas de se rendre à cette cérémonie.

Près de la statue du grand Pierre-Paul, les chœurs et l’orchestre occupent une tribune à gradins, disposée en arc de cercle au centre duquel trône le compositeur. Le square, ceint de cordeaux, est ménagé aux bourgeois. Le peuple s’écrasant alentour respecte la démarcation et les rues convergentes ont beau vomir de nouvelles cohues, cette multitude effrayante paraît plus digne et plus recueillie encore que les spectateurs privilégiés et moins séditieuse que la déplaisante police et les encombrants gendarmes à cheval. Pas une contestation, pas un murmure. Depuis des heures, ouvriers et petites gens piétinent philosophiquement sur place, sans rien perdre de leur belle humeur et de leur sérénité. Quel fluide réduit au silence ces langues frondeuses, ces caboches turbulentes. Les bras se croisent placidement sur les poitrines haletant de curiosité ? Pressentent-ils, ces Anversois de souche robuste mais infime, la splendeur unique de la fête qui se prépare, pour qu’ils y préludent avec cette onction ? Les poupons sur les bras des ménagères s’abstiennent de vagir et les chiens de rue circulent entre cette compacte plantation de jambes sans se faire molester par les gavroches, leurs tourmenteurs naturels.

Et dans cet imposant et magnétique silence, au-dessus de cette mer étale, aux vagues figées, sur laquelle l’ombre bleue qui descend doucement, pleine de caresses, met une paix, une solennité de plus, tombèrent tout à coup de la plus haute galerie de la tour, où les yeux essayaient en vain de discerner