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LA NOUVELLE CARTHAGE

les hérauts d’armes, quelques martiaux éclats de trompettes à l’unisson. Et les soprani des Villes sœurs — Gand et Bruges — hélèrent et acclamèrent à plusieurs reprises la Métropole. Leurs vivats de plus en plus chauds et stridents, étaient suivis chaque fois des appels un peu rauques de l’aérienne fanfare. Après ce dialogue le carillon se mit à tintinabuler : d’abord lentement et en sourdine comme une couvée qui s’éveille à l’aube dans la rosée des taillis ; puis s’animant, élevant la voix, lançant à la volée une pluie d’accords de jubilation. Un ensoleillement. Alors l’orchestre et les chœurs entrèrent en lice. Et ce fut l’apothéose de la Richesse et des Arts.

Le poète vanta le grand marché dans des strophes à l’emporte-pièce, par de sonores et hyperboliques lieux-communs auxquels la mise en scène, l’extase de la foule, la musique de Vyvéloy prêtaient une portée sublime. Les cinq parties du monde venaient saluer Anvers, toutes les nations du globe lui payaient humblement tribut, et comme s’il ne suffisait pas des temps modernes et du moyen âge pour frayer à l’orgueilleuse cité sa voie triomphale, la cantate remontait à l’antiquité et engageait pour massiers et licteurs les quarante siècles des pyramides. Tout, l’univers et le temps, la géographie et l’histoire, l’infini et l’éternité se rapportait, dans cette œuvre, à la ville de Rubens. En somme, panégyrique bien anversois, car il y était bien moins question du peintre et de son art que de son berceau et de sa fortune. Si le poète exalta la Flandre guerrière et héroïque, ce fut pour l’amener aussi, aux pieds de la ville d’Anvers, pour faire figurer Bruges et Gand, les aînées, plus honnêtes, plus féales, plus glorieuses dans le triomphe de la richissime et insolente parvenue.

Bruges et Gand ! les communes farouches et viriles, ces fanatiques de liberté, déchues de leur ancien éclat mais non de leur honneur, flattaient leur astucieuse, servile et souvent punique rivale. Rome fléchissait le genou devant Carthage…

Et la musique corsée, féline, captieuse, mais cossue et superbe, haute en couleur, souverainement luxuriante et plastique, musique comparable aux impériales courtisanes, légitimait presque cette spoliation et ce travestissement. La splendeur perverse de Dalila faisait oublier la détresse de Samson.

Aussi quand ce fut fini, quand les musiques de la garnison ouvrant la retraite aux flambeaux reprirent, en marche, le thème principal de la cantate, Laurent pincé jusqu’aux moëlles, les fibres travaillées par on ne sait quel contagieux enthousiasme, momentanément dépossédé de son moi, emboîta le pas aux soldats, et s’ébranla avec la foule aussi suggestionnée, aussi surexcitée que lui, et, dans laquelle, exceptionnellement, bour-