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LA NOUVELLE CARTHAGE

tions. Ce furent d’abord des tiraillements à propos d’un mémoire à payer par l’armateur à l’Amérique. L’armateur refusait toujours de régler son compte, lorsqu’arriva de Riga un bateau-grenier avec chargement à la consignation du payeur récalcitrant.

Béjard s’adressa, pour le déchargement de ces marchandises, à une nation rivale de sa créancière, mais dans de pareilles circonstances, les corporations font cause commune et la nation sollicitée refusa l’entreprise à moins que le négociant ne s’acquittât auparavant auprès de leurs concurrents.

Il s’adressa à une troisième, à une quatrième nation, partout il se buta au même refus conditionnel.

Entêté et furieux, il fit venir des dockers et sjouvers de Flessingue, le port de mer le plus proche. Les débardeurs anversois jetèrent plusieurs Hollandais dans les bassins et les en retirèrent à demi-noyés pour les y replonger encore, si bien que tous reprirent le même jour le train pour leur patrie, en jurant bien qu’on ne les repincerait plus à venir contrecarrer, dans leurs grèves, ces Anversois expéditifs. De fait lorsque ces manouvriers aussi placides que vigoureux s’avisaient de devenir méchants, ils le devenaient à la façon des félins.

Béjard en apprenant la désertion des Hollandais après le traitement qui leur avait été infligé, écumait de colère et jurait de se venger tôt ou tard de Vingerhout et de ces insolentes Nations. Mais comme, entretemps, son blé menaçait de pourrir à fond de cale, il céda aux prétentions des débardeurs.

À quelque temps de là l’occasion se présenta pour lui de rouvrir les hostilités contre cette plèbe par trop séditieuse. On venait d’inventer aux États-Unis, des « élévateurs », appareils tenant à la fois lieu de grues, d’alléges et de compteurs, dont l’adoption pour le déchargement des grains, devait fatalement supprimer une grande partie de la main-d’œuvre et entraîner par conséquent la ruine de nombreux compagnons de Nations.

Aussi l’effervescence fut grande parmi le peuple quand il apprit que Béjard avait préconisé, dans les conseils de la Régence, l’acquisition et l’usage de semblables engins pour compléter l’outillage des quais.

Le soir où en séance des magistrats municipaux la proposition de Béjard devait être mise aux voix, baes, doyens, compagnons, convoqués par Jan Vingerhout, se massaient de manière à représenter une armée compacte et formidable, sur la Grand’Place, devant l’Hôtel-de-Ville. En costume de travail, les manches retroussées, leurs biceps à nu, ils attendent là, terriblement résolus, poings sur les hanches, le nez en l’air, les yeux braqués vers les fenêtres illuminées de la salle. L’air go-