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LA NOUVELLE CARTHAGE

En effet, un huissier accourt sur la place, essoufflé, et avisant Vingerhout, lui dit que ces messieurs du Conseil ajournent leur décision.

— Que restent-ils fagoter alors ? demande Vingerhout, toujours sollicité par les croisées illuminées.

Au fond, ce terrible Vingerhout est un malin compère, mais un bon compère ; il connaît les êtres de l’Hôtel de Ville, il savait que le pavé lancé tomberait dans un espace vide de la salle. Mais il n’avoue cela qu’à Laurent.

Les croisées rentrent dans l’ombre. Bourgmestre, échevins, conseillers sortent du palais communal, penauds, entourés de leur nuée de policiers ; on a mis en réquisition la gendarmerie et la grand’garde, on a télégraphié aux commandants des casernes, Béjard a même voulu demander des secours à Bruxelles. Mais les Nations jugent suffisant le résultat de leur petite manifestation ; et abandonnant leurs pavés, se dispersent lentement, comme de bons géants qu’ils sont, en se contentant d’envoyer une huée bien significative aux conseillers, surtout à M. Béjard, qui a cru très sérieusement qu’on allait le traiter comme le diacre Étienne.

Intimidé, le Conseil décide sagement d’enterrer la question par trop brûlante jusqu’après les élections pour le renouvellement des Chambres législatives.

Bergmans ayant pris nettement parti pour les débardeurs et s’étant porté candidat contre Freddy Béjard, les baes des corporations embrassèrent chaleureusement sa cause. Laurent était entré dans une société d’exaltés de son âge, la Jeune Garde des Gueux, recrutée parmi les gens de métier et les petits bourgeois autochtones.

À mesure qu’elle avançait, la période électorale s’exaspérait. Les riches, maîtres des journaux, se livraient à une orgie d’affiches tirant l’œil, multicolores, énormes, de brochures, de pamphlets, imprimés en grosses lettres.

L’agitation se propageait dans les classes inférieures.

— Qu’importe ! rageait Béjard, ces maroufles ne sont pas électeurs. Je serai élu tout de même.

En effet, la plupart des « censitaires » en tenaient pour les riches. Mais ceux-ci, craignant que l’impopularité de Béjard ne compromît le reste de leur liste, essayèrent d’obtenir de l’armateur qu’il remît sa candidature à des temps meilleurs. Il refusa net. Il attendait depuis trop longtemps ; on lui devait ce siège pour le dédommager des longs et précieux services rendus à l’oligarchie. Ils n’insistèrent point. D’ailleurs, il les tenait. Mille secrets compromettants, mille cadavres existaient entre eux et lui. Ses doigts crochus de marchand d’ébène,