Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
116
LA NOUVELLE CARTHAGE

tenaient l’honneur et la fortune de ses collègues. Puis ce diable d’homme possédait le génie de l’organisation, au point de se rendre indispensable. Lui seul savait mener une campagne électorale et faire manœuvrer les cohortes de boutiquiers en chatouillant leurs intérêts. Sans son concours, autant se déclarer vaincu d’avance.

Peu scrupuleux, quant aux moyens, ses suppôts multipliaient les tournées dans les cabarets, et les visites à domicile. Ils avaient mission de voir les boutiquiers gênés, de leur promettre des fonds ou des clients. Aux plus défiants, on alla jusqu’à remettre une moitié de billet de banque, l’autre moitié devant leur être délivrée le jour même du scrutin, si le directeur de la Croix du Sud l’emportait.

D’autres employés de son imposante administration électorale, compliquée et nombreuse comme un ministère, confectionnaient des billets de vote marqués, destinés aux électeurs suspects ; d’autres encore se livraient à des calculs de probabilités, à la répartition du corps électoral en bons, mauvais et douteux. Les prévisions donnaient au moins un millier de voix de majorité au Béjard. Il continuait pourtant d’en acheter, répandant à pleines mains l’argent de l’association, puisant même dans sa propre caisse. Pour réussir il se serait ruiné.

Ses courtiers travaillaient l’imagination des campagnards de l’arrondissement, gens orthodoxes comme la noblesse et, de plus, superstitieux. Ignorant l’histoire, ces ruraux prenaient au pied de la lettre le nom de gueux. Le moindre petit terrien entretenu dans ses terreurs par les récits des vieux, aux veillées, se voyait déjà mis au pillage, battu et incendié comme sous les cosaques, et, par anticipation, la plante des pieds lui cuisait. Pas souvent qu’il voterait pour des grille-pieds et des chauffeurs ! Au village, les courtiers colportaient naturellement sur Bergmans et les siens, des fables monstrueuses, des calomnies extravagantes, d’un placement difficile à la ville, mais qui passaient auprès de ces rustauds, comme articles d’Évangile.

Door den Berg n’avait à opposer à ces menées que son caractère, son talent, sa valeur personnelle, ses convictions chaudes, son éloquence de tribun, sa figure avenante ; dans la bataille à coups de journaux, d’affiches et de brochures, il avait le dessous ; en revanche, dans les réunions publiques, autrement dites meetings, où se discutaient les mérites des candidats, il tenait le bon bout. D’ailleurs, il fallait être inféodé au clan de Béjard, pour prendre encore au sérieux sa prose et son éloquence, ou plutôt celles de Dupoissy, car c’était son familier qui lui confectionnait ses discours et ses articles.