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LA NOUVELLE CARTHAGE

c’était le même costume de fête qu’il vêtait à présent ; à part le crêpe garnissant sa casquette composite et remplaçant à son bras droit le glorieux ruban de moire blanche frangé d’argent…

La taquine eut un bon mouvement. En parcourant les parterres, elle cueillit une reine-marguerite aux pétales ponceau, au cœur doré : « Tiens, paysan, fit-elle, passe cette fleur à ta boutonnière ! » Paysan, tant qu’elle voudrait ! Il lui pardonnait. Cette fleur radieuse piquée dans sa blouse noire était le premier sourire illuminant son deuil. Plus impuissant encore à exprimer, par des mots, sa joie que son amertume, s’il l’avait osé, il eût fléchi le genou devant la petite Dobouziez et lui aurait baisé la main comme il avait vu faire à des chevaliers empanachés dans un volume du Journal pour Tous qu’on feuilletait autrefois, chez lui, les dimanches d’hiver, en croquant des marrons grillés…

Régina gambadait déjà à l’autre bout du jardin, sans attendre les remerciements de Laurent.

Il eut un remords de s’être laissé apprivoiser si vite et, farouche, arracha la fleur tapageuse. Mais au lieu de la jeter, il la serra dévotement dans sa poche. Et, demeurée l’écart, il songea à la maison paternelle. Elle était vide et mise en location. Le chien, le brave Lion avait été abandonné au voisin de bonne volonté qui consentit à en débarrasser la mortuaire ! Siska, ses gages payés, s’en était allée à son tour. Que faisait-elle à présent ? La reverrait-il encore ? Lorki ne lui avait pas dit adieu ce matin. Il revoyait sa figure à l’église, tout au fond, sous le jubé, sa bonne figure aussi gonflée, aussi défaite que la sienne.

On sortait ; il avait dû passer, talonné par le cousin Guillaume, alors qu’il aurait tant voulu sauter au cou de l’excellente créature. Dans la voiture, il avait timidement hasardé cette demande : « Où allons-nous, cousin ? — Mais à la fabrique, pardienne ! Où veux-tu que nous allions ? » On n’irait donc plus à la maison ! Il n’insista point, le petit ; il ne demanda même pas à prendre congé de sa bonne ! Devenait-il dur et fier, déjà ? Oh, que non ! Il n’était que timide, dépaysé ! M. Dobouziez le rabrouerait s’il mentionnait des gens si peu distingués que Siska…

Lasse de l’appeler, Gina se décida à retourner auprès du rêveur. Elle lui secoua le bras : « Mais tu es sourd… Viens, que je te montre les brugnons. Ce sont les fruits de maman. Félicité les compte chaque matin… Il y en a douze… N’y touche pas… » Elle ne remarqua point que Laurent avait jeté la fleur. Cette indifférence de la petite fée ragaillardit le paysan, et pourtant,