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LA NOUVELLE CARTHAGE

précisément celui de Vincent et de Siska. Comme ils l’avaient quitté enfants, ils ne reconnaissaient personne. Mais en interrogeant ces pays ils retrouvèrent quelques noms, démêlèrent des traits de famille dans les physionomies de ces rustres, finirent par reconnaître des cousins. Ces reconnaissances eurent ceci de bon qu’elles étourdirent et dissipèrent un peu les partants. Jan Vingerhout dit en riant : « Willeghem sera donc au complet, là-bas ! Et nous fonderons une nouvelle colonie à laquelle nous donnerons le nom du village flamand ! Vive le Nouveau-Willeghem ! »

Mais d’autres camarades que les paysans accaparaient l’attention des Tilbak. La Nation d’Amérique au grand complet : doyens, baes, compagnons, voituriers, mesureurs, arrimeurs, chargeurs, rouleurs, et même nombre de baes des autres corporations avaient fait escorte au digne Jan, au mieux-voulu de leurs chefs et de leurs compères. Que d’efforts dépensés par ces braves gens pour le retenir ! Car, s’il prétextait le dégoût du métier, l’envie de voir du pays, la dureté des temps, au fond, les plus perspicaces savaient que le digne garçon, compromis comme principal mutin dans les derniers troubles, craignait, en demeurant à leur tête, d’attirer sur ses amis le mauvais gré des riches et de nuire aux intérêts de leur gilde !

Dans la masse des débardeurs se trouvaient jusqu’aux musards du « Coin des Paresseux » de ces cogne-fêtu taillés en athlètes, aussi rogues qu’indolents, au demeurant les meilleurs bougres, qui avaient si souvent désarmé Jan Vingerhout par leur flegme superbe, lorsqu’ils ne le faisaient pas endêver par leur inertie et leur désertion devant le labeur. Ces baguenaudiers se bousculaient pour broyer affectueusement les mains du partant dans leurs crocs énormes ; et, dérogeant à leurs habitudes de pure représentation, ils aidaient même à transborder les colis.

Les détaillants voisins de la Noix de Coco se pressaient, de leur côté, autour des Tilbak. La population maritime et ouvrière du port et des bassins s’associait à cette manifestation de regret et de sympathie.

Ces démonstrations apportèrent une heureuse diversion aux adieux, en étourdissant ceux qui en étaient l’objet. Les ouvriers des quais, sains et joyeux gaillards, ne mâchant de noir que leur chique de tabac, affectaient bien une gaité un peu forcée, ou exagéraient leur humeur drolatique, se mettaient l’esprit à la torture pour trouver des saillies de haute graisse, mais plus d’un se mouchait avec trop de fracas ou se frottait le visage du revers de la manche, alors qu’il n’y avait pourtant point la moindre sueur à essuyer !