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LA NOUVELLE CARTHAGE

deux, sur le railway, et par soulever légèrement sa casquette pour répondre à son bonjour ; la semaine d’après, il venait à elle, un peu benêt, en rougissant, pour lui parler de la pluie ; la fois suivante, accoudé à la barrière, il lui contait des balivernes qu’elle humait comme paroles d’évangile. On aurait dit que, pour les importuner, les trains tapageurs défilaient en plus grand nombre ce jour-là. Mais elle attendait que le jeune homme accomplît ses multiples corvées, suivait ses mouvements, ravie de ses allures aisées, et ils reprenaient, ensuite, la causerie interrompue…

L’insensible conjonction de ces deux simples amusa beaucoup Laurent Paridael, conquis par leurs ragoûtants types de brun et de blonde, si harmonieusement assortis.

Auparavant il avait lié connaissance avec le garde ; aux heures de trêve, il lui offrait des cigares, lui payait la goutte et se faisait expliquer les particularités du métier. Il le complimenta sur sa conquête, et lorsqu’il les trouvait ensemble, d’un clin d’œil il l’interrogeait sur les progrès de leur liaison, et le rire un peu confus et l’œil émerillonné du chançard lui répondaient éloquemment. Quant à la proprette, elle était tellement occupée à lorgner son élu qu’elle ne s’apercevait pas de ces signaux d’intelligence et de l’intérêt que Paridael portait à leurs amours. Cette félicité des autres, cette idylle de deux êtres jeunes et beaux, béatifiait et suppliciait à la fois le fantasque Paridael, l’amant méconnu de Gina.

Cependant les amoureux ne se possédaient plus de désir. Elle finit par aller le retrouver dans sa maisonnette de bois les nuits qu’il était de service. Un soir d’hiver qu’il ventait et neigeait, par la porte entr’ouverte, Laurent les vit blottis frileusement dans un coin, la fille sur les genoux du garçon. Il n’y avait pas de lumière, mais le rougeoiement du poêle de fonte trahissait l’accouplement de leurs deux silhouettes.

Une bordée tirée de l’autre côté de la ville éloigna Laurent de ses protégés. En s’en retournant, il fut assez surpris de ne voir le jeune homme ni sur la voie, ni dans la logette. S’il se le rappelait bien, c’était pourtant cette semaine que le gars prenait le service de jour. Est-il malade ? L’avait-on remplacé ? Paridael s’inquiéta de cette absence insolite comme si le pauvre diable lui tenait au cœur par les liens d’une amitié de longue date. Ce fut bien pis lorsqu’à la nuit tombante, un autre que le personnage attendu vint relever l’ouvrier de garde. Cédant encore une fois à sa timidité, à cette pudeur qu’il mettait dans ses moindres sympathies, il n’osa pas s’informer du déserteur. D’ailleurs Laurent ignorait son nom. Il lui eût fallu donner un signalement, entrer dans des explications, et il s’imaginait que