Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
198
LA NOUVELLE CARTHAGE

sa démarche paraîtrait étrange. Il rentra donc, mais la pensée de l’absent le tenailla toute la nuit, et la corne, soufflée par un autre, appelait au secours et sonnait l’alarme.

Le lendemain, le garde n’était pas encore à son poste, Laurent aborda son remplaçant.

Il apprit alors un funeste épilogue.

En dépit des règlements, sous la menace des amendes ou d’une mise à pied, au risque d’être surpris par l’inspecteur en tournée, l’amoureux ne quittait plus sa maîtresse. Or, une nuit, ils étaient si bien enlacés, tellement éperdus, lèvres contre lèvres, qu’il n’eut ni la force, ni même la présence d’esprit de suspendre ces délices pour signaler un train et barrer le passage. Peut-être comptait-il aussi sur la solitude et l’abandon absolus de la route à cette heure indue ? Un terrible gloussement de détresse suivi d’une volée de jurons l’avait arraché à son extase. Lorsqu’il se précipita sur l’entrevoie, le train venait de stopper à quelques mètres de son poste après avoir escarbouillé un vieux couple lamentable.

Certain de devoir payer chèrement sa négligence, le coupable n’avait pas attendu le résultat de l’enquête, mais s’était sauvé pendant que légistes et gendarmes instrumentaient contre lui. Il avait d’autant mieux fait de redouter les sévérités de la justice, que les deux valétudinaires supprimés pendant cette veillée d’amour étaient de richissimes grigous et que leurs hypocrites héritiers devaient bien à leur mémoire de poursuivre sans merci l’instrument de leur massacre, alors même qu’au fond de l’âme ils bénissaient probablement l’intéressant homicide.

La néfaste amoureuse disparut en même temps que son possédé et personne n’ouït où ils se cachaient. Jamais Laurent ne les revit. Mais depuis cette aventure fatale, chaque fois que rauquait la corne d’un garde-barrière ou qu’il apercevait la cuve noire d’un gazomètre surplombant une hargneuse étendue faubourienne, qu’il respirait l’âcreté du coke, surgissaient aussitôt les jeunes gens accoudés à la barrière, lui, hâlé comme un faune, habillé de piloux mordoré, la corne suspendue à un bandereau de laine rouge ; elle, blonde, rose, prête à défaillir et, avec sa cornette et son tablier blanchissimes, appétissante comme le couvert d’un festin.

Pour secouer ses regrets de la disparition du garde-barrière, il changea momentanément de pénates et battit en explorateur cette campagne anversoise que le souvenir des émigrants ruraux lui rendait chère.

D’ailleurs, sans le quitter, sans cesser d’en fouler le sol et d’en respirer l’atmosphère, Laurent ressentait pour son pays la dévotion meurtrière, le voluptueux martyre de l’exilé. Il