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LA NOUVELLE CARTHAGE

voyait, il percevait les moindres objets du terroir avec une intensité sensorielle qu’éprouvent ceux-là seuls qui reviennent après une longue absence ou qui partent pour toujours ; ceux qui ressuscitent ou qui meurent ! C’est seulement au rivage natal que les trois règnes de la nature se paraient de cette fraîcheur, de cette jeunesse, de cet attrait, de ce renouveau éternel !

Sa piété fervente s’étendait des êtres besogneux et des quartiers excentriques de la grande ville, au sol gâcheux ou aride, au ciel hallucinant, aux blousiers taciturnes de la contrée, à ces steppes de la Campine que le boyard urbain redoute comme le remords.

Affrontant ouragans et giboulées, il se promenait par tous les temps.

En pleine bruine automnale, il tomba souvent en arrêt devant un porte-blaude, arpentant la glèbe à larges enjambées et l’ensemençant d’un geste rythmique et copieux. L’été, un faucheur aiguisant gravement sa faulx sur l’enclumette, le faisait demeurer sur place, comme un fidèle devant un épisode symbolique de l’office divin. Il élisait entre tous le village où cette apparition s’était produite, retournait souvent se promener de ce côté, mais, subissant toujours cette vague pudeur, n’osait rien pour se rapprocher du sculptural paysan.

Ou le pénétrait encore, à la moindre odeur de purin, ce soir d’avril où un rustaud trimbalait sa tinette et aspergeait, à pleine écope, les saules en gésine. Le mépris de ce villageois pour le printemps attendri et châtouilleur, le flegme de ce fessu maroufle, à la pulpe mûre, aux cheveux filasse, en vaguant d’un pas appuyé à sa besogne utile mais inélégante, le violent contraste du substantiel pataud avec la mièvrerie ambiante, conquéraient d’emblée Laurent Paridael et, du même coup, le décor avrilien, l’énervement de l’équinoxe, la langueur à laquelle Laurent inclinait, la présence dont il venait de jouir, lui parut insipide et frelatée comme une berquinade. Ce même rural accosté par Laurent, cessait un instant de triturer le compost et de stimuler la glèbe, et narrait épanoui, simplard, en se grattant l’oreille : « Oui, tel que vous me voyez. Monsieur, à quatre garçons du hameau nous fîmes notre première communion le jour même où nous tombions au sort ! »

Et cette coïncidence du sacrement balsamique avec l’abominable conscription ne se délogea jamais du cerveau de Laurent, et fut inséparable d’un mélange d’encens pascal et de pouacre purée, comme de l’odeur même du jour où ce fait exceptionnel lui fut raconté.

Intimement rattachée à cette impression celle d’une matinée