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LA NOUVELLE CARTHAGE

regimbe et va cogner pour de bon, mais en prévision du grabuge le logeur a stipendié ses satellites ordinaires qui maîtrisent le récalcitrant. On le menace aussi de la police maritime, mystérieuse juridiction inconnue de ce simple et qu’il s’imagine draconienne comme un Saint-Office. Un énorme abattement succède à ses velléités de révolte. Plutôt que d’aller en prison il engagera sa carcasse.

Ici commence la phase la plus douloureuse de la traite du matelot.

Le juif de Venise ne prenait au débiteur insolvable qu’une livre de sa chair ; les Shylocks anversois dépècent et charcutent moralement le mauvais payeur en l’impliquant dans une série de forfaitures : ils le contraignent de déserter, lui procurent un nouveau contrat de louage, font main basse sur l’avance qu’on lui paie, le forcent de signer un deuxième engagement, raflent une deuxième fois la prime ; l’embauchent de nouveau, retournent de nouveau ses poches, et répètent ce jeu jusqu’à ce que l’autorité consulaire s’émeuve et se prépare à sévir.

Ils l’ont exprimé comme une orange. À les en croire il ne leur aurait pas encore rendu ce qu’il leur doit. Mais il devient compromettant, il s’agit de s’en défaire. C’est seulement de crainte qu’il ne parle et ne les fasse pincer avec lui que les trafiquants le recèlent dans un taudion en dehors des fortifications.

Enfin, ils brocantent une dernière fois la pauvre marchandise humaine tant grevée, à un capitaine peu scrupuleux et, par une nuit ténébreuse, le runner, toujours prêt aux missions risquées, le même runner qui l’enivrait et le cajolait sur le Dolphin, charge le contumace sur une allège, dissimulée en aval du port et le conduit clandestinement à bord de l’interlope.

À peine retourné à son élément, à son rude labeur, le matelot ne pense plus aux vicissitudes du dernier mouillage. Le souvenir des récentes abjections se fond au souffle rédempteur du large.

Si bien qu’après des circumnavigations prolongées, le pauvre diable, tout prêt à recommencer sa désastreuse expérience, s’adonnera corps et âme aux mauvais messies des rives de l’Escaut.

En somme il n’y a encore que ces pressureurs pour lui offrir les délassements absolus !

Aux escales des antipodes sous ces climats véhéments, dans ces terres de feu peuplées d’êtres à pulpe citronneuse, de femmes reptiliennes et d’hommes efféminés, auprès de ces populations jaunes et félines comme leurs fièvres, les Euro-