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LA NOUVELLE CARTHAGE

la désolation des parias auxquels il venait de se frotter, n’étaient pas étrangères à ce revirement.

Mais la catastrophe de la Gina avait compliqué cette antipathie d’une sorte de terreur et d’aversion superstitieuses. La Nymphe du Fossé, le mauvais génie de l’usine Dobouziez, exerçait à présent son influence lénifère sur toute la cité. Elle empoisonnait l’Escaut et irritait l’Océan.

La vague tristesse que reflétait le visage de la jeune femme, la part très molle qu’elle prenait à la guerre des pepernotes, la nonchalance avec laquelle elle se défendait, eussent sans doute autrefois attendri et désarmé le dévot Paridael.

Il n’est même pas dit qu’en un autre moment il n’eût retrouvé, pour l’altière idole, quelque chose de sa religion première, mais il se trouvait dans un de ces jours, de plus en plus fréquents, d’humeur rêche et d’acre irascibilité, dans un de ces états d’âme où, gorgé, saturé de rancœur, on nourrit l’envie de casser quelque bibelot précieux, de détériorer une œuvre dont la symétrie, l’immuable sérénité insulte à la détresse générale ; conjonctures critiques où l’on irait même jusqu’à chagriner et bourreler de toutes manières la personne la plus aimée.

Il trouva piquant de se joindre au bataillon de freluquets qui, stationnant sur le trottoir en face de l’hôtel, de manière à bien se mettre en évidence, rendaient hommage aux trois jeunes dames en leur décochant languissamment du bout de leurs doigts gantés un pepernote, pas plus d’un à la fois et pas trop dur. Parmi ces beaux messieurs se trouvaient les deux Saint-Fardier, Von Frans, le fringant capitaine des gardes civiques à cheval, Ditmayr, le grand drapier et marchand de laines verviétois, et un personnage basané, de mine exotique, exhibant une cravate rouge et des gants patte de canard, que Laurent voyait pour la première fois.

Agacé par le flegme et les airs blasés de Mme Béjard autant que par la piaffe et les petites manières des gandins, il résolut de ne pas la ménager, se promit même de lasser sa patience, de la harceler, de la forcer à se retirer de la scène. Fouillant dans les poches profondes de sa blouse, il se mit à diriger de pleines poignées de pepernotes vers la belle impassible. Ce fut une continuelle volée de mitraille. Les projectiles lancés de plus en plus fort visaient toujours Mme Béjard et de préférence au visage.

Après un furtif examen de ce pierrot débraillé, elle affecta longtemps de ne point lui prêter d’autre attention. Puis, devant l’impétuosité et l’acharnement de l’agression, elle abaissa à deux ou trois reprises un regard dédaigneux vers le quidam