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LA NOUVELLE CARTHAGE

et se mit à caqueter de l’air le plus détaché du monde avec ses compagnes.

Cette attitude ne fit qu’exciter Laurent. Il ne garda plus la moindre mesure. Elle s’occuperait de lui ou viderait la place. À présent, il tapait comme un furieux.

Regardé de travers, dès le début, par la clique fashionable à laquelle il prêtait un renfort intempestif, ces messieurs de plus en plus indisposés contre ce carême-prenant avaient renoncé au jeu, récusant et désavouant un partenaire si loqueteux.

Autour d’eux, au contraire, on s’amusait beaucoup de cette balistique endiablée. Le populaire était prêt à prendre contre les galantins le parti de cet intrus, qui se réclamait de lui par ses allures et ses dehors. C’était un peu à leur bassesse, à leur abjection collective que la patricienne opposait ses dédains de plus en plus irritants.

Un moment on vit sourdre des gouttelettes de sang le long d’une écorchure produite à la joue de Gina par la chevrotine de Paridael. Elle détourna à peine la tête, esquissa une moue dégoûtée et loin d’honorer d’une riposte cet adversaire brutal, elle dirigea, machinalement, une poignée de pepernotes d’un tout autre côté de la place.

— Assez ! crièrent les gommeux, faisant mine de s’interposer. Assez, le voyou !

Mais des compagnons de rude encolure se calèrent entre Paridael et ceux qui le menaçaient, en s’exclamant : « Bien touché, le bougre ! Hardi !… Laissez faire !… C’est carnaval !… Franc jeu ! Franc jeu ! »

Paridael n’entendit ni les uns, ni les autres. Enfiévré par cet exercice comme un Anglais briguant l’un ou l’autre championnat, il n’avait de regards et d’attention que pour Régina. Il la cinglait, la criblait d’une réelle animosité. Son bras nerveux faisait l’office d’une fronde et manœuvrait avec autant de violence que de précision.

Dans la chaleur du tir, chaque volée le rapprochait d’elle, l’élan de son bras l’emportait à la suite de la mitraille, ses doigts s’allongeaient jusqu’à toucher aux joues de la jeune femme et c’étaient ses ongles qui lui déchiraient l’épiderme !

Gina, non moins entêtée, s’obstinait à lui servir de cible, ne bronchait pas, demeurait souriante, ne daignait même pas se protéger le visage de ses mains.

Elle n’avait pas reconnu Laurent, mais elle prenait plaisir à exaspérer, à pousser à bout ce truculent maroufle, bien résolue à ne pas démentir un instant sa force d’âme sous les regards hostiles de la populace.

Laurent en était arrivé à ce degré de rage férine où, com-