Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/244

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
240
LA NOUVELLE CARTHAGE

mencé en badinage, un jeu de main dégénère en massacre. Faute d’autres munitions, il lui aurait lancé des cailloux, il l’aurait lapidée. Les bonbons semblaient durcir sous la pression de ses mains nerveuses, et tel était le silence anxieux de la foule qu’on les entendait battre les vitres, la muraille et même le visage de Gina.

À la fin, ce visage fut en sang. De force, Angèle et Cora firent rentrer Régina dans la pièce et rapprochèrent, derrière elle, les battants de la porte-fenêtre.

Alors d’une dernière poignée de pepernotes, Laurent étoila une des glaces derrière laquelle apparaissait la courageuse femme.

Puis haletant, harassé comme après une corvée, aussi insoucieux des grondements et des murmures d’improbation que sa discourtoisie soulevait chez les gens bien mis, que des applaudissements et des rires affriolés de la plèbe, il se perdit dans la foule, gagna en toute hâte une rue latérale, à l’écart de la tourmente et du grouillement ; et là, pris de remords et de honte, son ancienne idolâtrie réagissant subitement contre son esclandre sacrilège, il eut une crise de larmes qui brouillèrent son maquillage et le firent ressembler au « petit sauvage » tatoué par Gina, il y a vingt ans, dans le jardin de la fabrique.

Un rassemblement qui s’était insensiblement formé autour de ce pierrot larmoyant le rappela si catégoriquement à son rôle de masque éhonté et braillard, que les badauds purent s’imaginer qu’il avait pleuré pour rire.

Vers le soir, il alla relancer quelques pauvres diables de figurants et figurantes d’un théâtre en déconfiture, qu’il entraîna dîner chez Casti, le restaurateur à la mode. Ce serait sa dernière bombance ! Quoiqu’il entreprît pour s’étourdir et se monter le coup, il manqua d’entrain. Au lieu de le lénifier, le vin ne fit que l’endolorir. D’ailleurs, il était harassé de fatigue. Il s’assoupit au milieu du repas, tandis qu’autour de lui, les autres dévoraient et lampaient en silence.

Moitié rêves, moitié rêveries, certains paysages lui revenaient comme un douceâtre déboire. Le passé, la vie perdue soufflait par bouffées chargées de moisissure, de parfum ranci, de remeugle écœurant, et, en cette brise rétrospective et intermittente, roulaient les scabreuses ritournelles ouïes tous ces soirs dans les cabarets interlopes. L’inutilité de ses jours défilait devant Laurent en une procession macabre, une trouée de gilles et de pierrots malades, nigaudant, zézayant, frileux et plaintifs, que des accès salaces électrisaient et qui se torsionnaient et se mêlaient dans des danses lascives comme le spasme même…