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LA NOUVELLE CARTHAGE

En les interrogeant, Paridael prenait à leur sort un intérêt encore inéprouvé, leur portait d’emblée une impérieuse et presque cuisante sollicitude, la plus intense, la plus jalouse qu’être humain eût éveillée en ses moëlles, s’ingéniait à prolonger la conversation pour les retenir, là, auprès de lui, et retarder de minute en minute leur rentrée dans l’usine.

Il se creusait la tête afin de les détourner de leur travail, de licencier cet atelier délétère. Jamais il n’avait nourri pareille envie de disputer à une usine son peuple de servants ; de débaucher, de libérer, d’affranchir les apprentis attelés aux métiers homicides. Toutes ses amours passées revivaient, se condensaient en cet attachement suprême !

— Dans ce bâtiment-là, devant votre nez, est l’atelier où les garçons vident les cartouches. Derrière la remise, la douane… Au milieu, cette espèce de fort entouré de terre battue vous représente la poudrière dans laquelle nous mettons en caisse la poudre provenant des cartouches démontées… De l’autre côté de la poudrière : l’atelier des filles… C’est là que s’applique ma bonne amie, la rousseaude, qui se cache derrière cette autre pisseuse… Comme autrefois à l’école, on sépare les culottes des jupons. Je ne dis pas qu’on ait tout à fait tort… d’autant plus que nous nous dédommageons à la sortie, n’est-ce pas, Rossekop ? Enfin, ce hangar-là contient le four en maçonnerie où l’on fond séparément en lingots le cuivre et le plomb…

« Le même auvent protège la machine à vapeur servant à écraser les douilles vidées et brûlées. Moi, je travaille au four. C’est moi, Frans Verwinkel, qui fais partir le fulminate des amorces après avoir vidé les douilles. Il faudrait me voir à l’œuvre ! C’est très amusant et pas plus difficile que de planter une taloche à celui-ci. Vlan ! je fais ainsi. Et le tour est joué ! Ne te fâche pas, Pitiet, c’était pour expliquer le truc à monsieur ! »

À mesure que l’aîné lui donnait sans récriminer, même sur un ton d’insouciante gaieté, fortement imprégné du savoureux bagout local, ces détails et d’autres encore sur les lieux, le matériel et les travailleurs, les affinités de Laurent pour cette trainée de lurons et de luronnes se corsaient au paroxysme de la commisération.

Ils avaient la charnure bien modelée, la mine saine quoiqu’un peu déveloutée, le museau éveillé, les allures balancées et dégourdies, les vives prunelles, les lèvres mobiles, ce teint un peu hâlé, ces pommettes briquetées, cette complexion brune des riverains du port, ce type local tellement prisé par Laurent qu’il lui rendait sympathiques jusqu’aux runners et autres requins de terre.