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LA NOUVELLE CARTHAGE

Comment en les dévisageant, se fit-il soudain la réflexion que les premières victimes de Béjard et de ses charpentiers de navires, que les petits crucifiés du chantier Fulton devaient avoir eu leur âge, leur galbe, leur gentillesse, leur crânerie ! C’était bien là les congénères de ces fiers bonshommes qu’on avait pu brimer et martyriser à l’envi sans les pousser à la délation, sans seulement en tirer une plainte.

— Et vous ne vous faites point mal ? On ne vous fait point de mal là-dedans ? Bien sûr ? Cet homme, Béjard, ne prend-il point plaisir à voir couler votre sang ? Ô, dites, n’ayez point peur !… N’est-ce pas que vous vous prêtez à ses amusements féroces, qu’il vous brûle et vous charcute, le bourreau !… Ne dites pas non ! Je le connais… Prenez garde !

Ils se regardaient en pouffant, ne comprenant rien aux divagations de ce pistolet.

Le pressentiment d’occultes dangers qui les menaçaient, angoissait atrocement Paridael, attristait, pour employer la parole sublime du Sauveur, son âme jusqu’à la mort. Un attirail de supplices et de questions guettait cette chair adolescente. Il aurait voulu racheter ces pauvrets au prix de son propre sang, il ne savait à quels vivisecteurs.

Un moment il crut avoir trouvé le moyen de conjurer leur fortune.

Après avoir calculé mentalement ce qu’il possédait encore, il proposa de but en blanc à toute la flopée de la conduire à la campagne, au-delà d’Austruweel où il les aurait régalés de riz au safran, de « pain de corinthes » et de café sucré, tout comme Jésus traite ses élus au Paradis.

Mais, en même temps qu’il fouillait ses poches pour en retirer son dernier argent, il se tâtait, en quête de bandelettes, de charpie et d’onguents. Ses hardes s’en étaient-elles imprégnées à l’hôpital, mais, simultanément, une abominable odeur de phénol, de laudanum, de chair cautérisée, outragea ses narines.

Ficelé dans un de ces accoutrements picaresques à la composition desquels il apportait un véritable dandysme, les joues cousues, la mine ravagée par la maladie et rendue plus hagarde, plus décomposée encore par l’angoisse présente, des propos saugrenus et incohérents brochant sur la dégaine défavorable du personnage, Laurent Paridael était si peu le particulier de qui on eût pu attendre largesse, qu’en lui entendant proposer cette mirifique régalade à la campagne, les gamins se crurent positivement en présence d’un fou, d’un fumiste ou d’un ivrogne incapable de tenir ce qu’il leur offrait et se mirent à l’étourdir par un tas de propositions burlesques :