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LA NOUVELLE CARTHAGE

crâne et si souveraine ! Laurent se sentait de plus en plus fasciné par la radieuse héritière et cela sans démêler encore si le sentiment qu’il éprouvait à son égard était de l’envie ou de l’amour.

Il arrivait un moment où la perspective de distractions et de succès nouveaux enfiévrait Gina et la rendait plus communicative, plus aimable avec son entourage. Gagné par cet entrain, cette humeur conciliante et réjouie, Laurent lui-même demeurait quelquefois auprès d’elle. Quand il se renfrognait dans son coin elle l’appelait, lui racontait ses projets, le nombre d’invitations qu’on lancerait pour le premier bal, lui montrait ses emplettes, daignait le consulter sur la nuance ou le chiffonnage d’une étoffe, sur le choix d’une bague : « Voyons, approche, paysan ! Montre que tu as du goût ! » Elle lui décochait cette épithète de paysan avec une rondeur qui enlevait sa portée désobligeante au sobriquet. Cette embellie familiale durerait-elle ? Laurent en profitait comme le vagabond transi se réchauffe béatement au coin d’un âtre hospitalier, oubliant que dans une heure, il lui faudra reprendre sa course à travers la neige et le gel !

Lorsque Laurent assistait dans le vestibule et jusque sous le porche de l’allée cochère au départ de ces dames, Gina acceptait ses attentions, consentait à prendre de sa main la sortie de bal, l’éventail, l’ombrelle. Il la voyait monter prestement en voiture, relever d’un geste adorable le fouillis coquet de ses jupes : « Viens-tu, mère ?… Bonjour, paysan ! » La cousine Lydie se hissait, essoufflée ; le marche-pied criait sous son poids et la caisse de la voiture penchait de son côté.

Enfin, avec un soupir, elle s’installait. Nerveuse, la menotte gantée de Gina abaissait la glace du coupé ; le portier, casquette à la main, écartait les vantaux de l’entrée et saluait ces dames… Elle était partie !…

Il fallut songer aussi au trousseau du jeune Paridael qu’on allait envoyer loin du pays dans un collège international, d’où il ne reviendrait qu’après avoir terminé ses études.

La cousine Lydie et l’inévitable Félicité se livrèrent à des fouilles dans la garde-robe de M. Dobouziez. Avec une minutie d’archéologue elles inspectèrent, pièce par pièce, les nippes que « Monsieur » ne portait plus, se les repassant de main en main, pesant, tâtant, se concertant. Amadouée aussi par l’atmosphère de fête emplissant la maison, Mme Dobouziez se déclarait prête à sacrifier, pour la faire ajuster à la taille de son pupille, par un petit tailleur du faubourg, une redingote presque neuve ou une culotte plutôt démodée qu’usée, de son époux.