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LA NOUVELLE CARTHAGE

mais dès qu’ils se sont présentés comme trois des colonnes de la maison Dobouziez et Cie, le sourire accueillant de Mme Dobouziez se pince visiblement. Elle condescend pourtant à rassurer les commis sur l’état de sa santé ; ils s’inclinent et s’inclinent encore pour exprimer leur satisfaction. Sont-ils enchantés d’apprendre que la patronne n’a jamais joui d’une santé plus florissante, hein !

À ce moment de la conversation, Mme Dobouziez prétexte un ordre à donner et s’excuse. Elle remonte pour ajouter une rose et une pluie d’or à sa coiffure, décidément trop simplifiée par Régina.

Cependant le monde, le vrai monde s’amène. Mme Dobouziez répète à satiété une des trois ou quatre formules de bienvenue congruentes au rang de ses invités.

Il y a M. le gouverneur de la province, M. le bourgmestre et Mme la bourgmestre d’Anvers, M. le commandant de place et Mme la commandante de place, M. le général commandant de la province et Mme la générale, M. le président du tribunal de première instance et Mme la présidente, M. le colonel de la garde civique et Mme la colonelle, les grades supérieurs de l’armée, mais surtout M. du Million et Mme du Million et ces jeunes MM. du Million et ces demoiselles du Million, avec particule allemande, flamande, française ou même sans particule, tous les Van du commerce, tous les Von de la banque, des Janssens, des Verbist, des Meyers, des Stevens, des Peeters en masse. Et des youtres ! Tous les prophètes et les chefs de tribus du Vieux Testament ! Tout ce qui porte un nom négociable, un nom escomptable à la banque ; le gros marchand de tableaux coudoie l’usurier déguisé, le parvenu du jour se prélasse à côté du failli de demain. Chaque invité pourrait justifier de vingt-cinq mille francs de rente ou de deux cents mille livres d’affaires. Judicieuse et sagace proportion. Si les noms clamés par l’huissier se ressemblent, les liens d’identité sont encore plus notoires chez les personnages. Mêmes habits noirs, même cravates blanches, mêmes claques. Mêmes physionomies aussi, car la similitude des professions, le culte commun de l’argent, leur donne un certain air de famille. Les stigmates de labeurs et de préoccupations identiques font se ressembler les apoplectiques et les secs, les gras et les maigres. Il y a des faces épaisses, imperturbables et solennelles, contentes d’elles-mêmes, plus fermées que le coffre-fort de leurs possesseurs ; il y a des têtes inquiètes et futées, mobiles, des têtes de coulissiers, des têtes de limiers de finances, d’enfants de chœur qui se gavent des restes des plantureuses hétacombes dévorées par les grands prêtres de