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LA NOUVELLE CARTHAGE

Mercure. Des nez pincés à l’arête, des yeux qui clignent, des regards qui se dérobent. Ces gens ont la tentation mal repoussée de se gratter le menton comme lorsqu’ils méditent une affaire et un bon coup ; des bouches sensuelles, le rictus vaguement sardonique, la patte d’oie, les tempes dégarnies, des bijoux massifs et consistants à leurs doigts courts et gros et à leurs ventres de pontifes. Ceux qui vivent généralement au fond de leurs bureaux ont le visage plus pâle ; d’autres, remuants et voyageurs, gardent sur eux le hâle de la mer et du plein air.

Malgré leur habit uniforme, on les distingue à certains tics : ce jeune agent de change, embarrassé de ses bras ballants manipule son carnet de bal comme son carnet de bordereaux ; ce courtier en marchandises cherche dans ses poches des sachets d’échantillons ; les doigts de cet industriel marchand de laine se portent magnétiquement vers l’étoffe des portières et des banquettes. Quelques-uns de ces riches poussent la hauteur et la superbe jusqu’à la monomanie. Le vieux Brullekens ne touchera jamais à une pièce de monnaie, or, argent ou billon, sans qu’au préalable celle-ci ait été polie, nettoyée, décapée de manière à ne plus accuser la moindre trace de crasse. Un larbin s’échine chaque jour à fourbir, à astiquer l’argent mignon de Monsieur. De préférence il s’en tient aux pièces nouvellement frappées et collectionne les billets fraîchement sortis de la Banque.

Son voisin De Zater ne tendra jamais sa main dégantée à qui que ce soit, pas même à ses enfants, et s’il lui arrive de polluer par inadvertance sa droite aristocratique à la main nue d’un de ses semblables, il n’aura plus de repos avant de l’avoir lavée.

Tous sont savants dans les arcanes du commerce, dans les trocs et les escamotages qui font passer l’argent des autres dans leurs propres coffres, comme en vertu de ces phénomènes d’endosmose constatés par les physiciens ; tous pratiquent la duperie et le vol légal ; tous sont experts en finasseries, en accommodements avec le droit strict, en l’art d’éluder le code. Riches, mais insatiables, ils voudraient être plus riches encore. Les plus jeunes, leurs héritiers, ont déjà l’air fatigué par les soucis et les veilles précoces. Ils ont des fronts vieillots de viveurs mornes excédés de calculs autant que de plaisirs. Quoiqu’ils soient dans le monde, leurs yeux se scrutent et s’interrogent, leurs regards s’escriment comme s’il s’agissait de jouer au plus fin et de « mettre l’autre dedans. » La pratique du mensonge et du commandement, l’habitude de tout déprécier, de tout marchander, l’instinct cupide et cauteleux enveloppe leur personne d’une température de fièvre ; ils refrènent