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LA NOUVELLE CARTHAGE

à peine leur brusquerie sous des démonstrations de politesse ; leur bienséance est convulsive ; leur poignée de main semble tâter le pouls à votre fortune, et leurs doigts ont des flexions douces, sournoises, d’étrangleurs placides qui tordent le col à des volailles grasses. Et chez les tout jeunes, les blancs-becs, les freluquets, on sent la timidité et l’humiliation de novices beaucoup plus ennuyés de ne pas encore gagner d’argent que de ne pas en dépenser à leur guise.

Il existe autant de monotonie ou de ressemblance professionnelle chez les femmes. Seulement la variété du plumage déguise et masque les préoccupations collectives. De grosses mamans boudinent dans leur corset trop lacé, des matrones bilieuses semblent sortir d’un long jeûne quoique le prix des cabochons incendiant leurs lobes suffirait pour nourrir durant deux ans une cinquantaine de ménages pauvres. Quant aux jeunes filles, on en frôle de longues, de maigres, de précoces, de naïves, de sveltes, de potelées, de blondes, de brunes, de sentimentales, de rieuses, de mijaurées. Elles ont les sens affinés, mais les sentiments étroits. Pour éclipser leurs amies, ces dames déploieront, dans leurs relations mondaines, autant de machiavélisme que leurs pères, frères et maris, pour « rouler » leurs concurrents… Leur conversation ? De la plus gazetière banalité.

Les salons s’étant remplis, Régina, que la couturière, la femme de chambre, le coiffeur et Félicité sont parvenus à parer, vient de faire son entrée au bras de son père. Parmi tous ces hommes graves, ses pairs et ses égaux, M. Dobouziez paraît le plus jeune et le moins rébarbatif, du moins ce soir, tant son contentement paternel éclaire son visage généralement soucieux. Toutefois, en présentant sa fille, de groupe en groupe, son enivrement ne l’empêche pas de respecter la hiérarchie administrative ou financière de ses invités.

L’apparition de Gina provoque un murmure et des chuchotements approbateurs. C’est pour le coup que Laurent serait ébloui. Dans sa robe de mousseline et de gaze blanches, semée de minuscules pois d’argent, du muguet et du myosotis à l’épaulette et dans les cheveux ; sa beauté régulière aux lignes irréprochables se drape avec des mouvements, des flexions, une harmonie de gestes et de contours qui feraient damner un sculpteur. Ces grands yeux noirs, ces lèvres rouges et humides, ce visage de médaillon antique, ce galbe taillé dans une agathe d’un rose mourant, qu’entourent d’une auréole d’insurrection les torsades de son opulente chevelure, couronnent les proportions admirables, le modelé délicieux de son col et de ses épaules.