Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/73

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
69
LA NOUVELLE CARTHAGE

confondre un des êtres qu’il rendait responsable de la déchéance morale de sa ville natale.

Le tribun fut acerbe ; il démoucheta ses fleurets ; toutefois il demeura homme du monde, respecta la neutralité du salon où il était reçu, ne s’oublia pas, tenant surtout à mériter l’estime de Régina.

Le Béjard, agacé par la modération de Bergmans, ferrailla maladroitement ; devint presque grossier. Pourtant, aucun de ces deux hommes ne toucha en apparence aux choses que chacun avait sur le cœur ; mais ils se mesuraient, se cherchant les côtés vulnérables ; se disant d’une façon détournée et comme par allégories, leurs animosités, et leurs dissentiments, et leurs incompatibilités, et leurs instincts contraires. Béjard n’était pas dupe du tact et de l’esprit conciliant de son adversaire. Ils lui révélaient une force, un talent, un caractère plus redoutable encore que ceux qu’il avait appris à connaître dans les réunions publiques. Le tribun se doublait donc d’un politique ? Béjard n’admettait pas que cette idole du peuple, ce fanatique de nationalisme, prit tant de plaisir que les autres voulussent bien se l’imaginer à ces réunions frivoles, à ces conversations, où tant de choses devaient se dire et se faire à l’encontre de ses convictions.

Mais c’est que Béjard devinait aussi en quelle aversion Bergmans tenait les gens de son espèce ! Pourtant la belle humeur ironique et l’aisance du tribun augmentaient à mesure que l’autre bafouillait.

Béjard finit par s’éclipser. Gina souffrit du succès de Bergmans ; c’était bien impertinent à lui, petit oracle de carrefour, d’avoir raison contre un augure que M. Dobouziez prisait tant.

Gina rencontra plusieurs fois, cet hiver, le tribun dans le monde. Elle continua de lui témoigner un peu plus d’égards qu’aux autres ; le traita en camarade, mais sans que rien dans sa conduite pût lui faire croire qu’elle le préférait. Aux petites Vanderling qui la taquinaient au sujet de son entente avec ce rouge : « Bah ! il m’amuse ! » faisait-elle.

Personne n’attachait, d’ailleurs, d’importance à cette camaraderie.

Bergmans attiré impérieusement par le charme de Gina se faisait violence pour ne pas lui parler de ses sentiments. La solidarité de caste et d’intérêts, la communauté de sentiments et d’aspirations qu’il savait exister entre Béjard et les parents de Gina le désolaient !

Plusieurs fois il fut sur le point de faire sa déclaration. Entretemps Gina mettait à courir les bals, une ardeur, une