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LA NOUVELLE CARTHAGE

disgracié et élu. Mais en dehors de ces bien aimés à qui la promiscuité du sang et de la chair révélait les mérites du sujet, peu d’êtres devaient l’apprécier. Il n’y avait pas à dire, le gamin déconcertait l’observation immédiate, rebutait les avances banales, ne payait pas de mine. Alors qu’il débordait de sentiments et de pensées, ou bien une pudeur, une fausse honte l’empêchait de les exprimer, ou bien, voulût-il les traduire, ce qu’il en disait prenait un air grimaçant outré, et dépassait le but imposé par la norme et les convenances.

Laurent serait fatalement incompris. Les meilleurs et les plus pénétrants se méprenaient sur son compte ou s’alarmaient de ses enthousiasmes débridés, de ses raisonnements poussés à l’extrême. Il se livrait à des démonstrations intempestives auxquelles succédaient de brusques abattements. Des sorties exaltées s’étranglaient net dans la gorge et finissaient par un inintelligible, rauque et presque animal grognement, comme si son âme jalouse eût vivement rappelé, à l’intérieur, cette volée de dangereux captifs, ou comme si lui-même eût désespéré de se faire comprendre et reculé devant l’inouïsme de ses effusions. Tels, parfois, la pantomime et les vagissements du sourd-muet sur le point de parler. Ses impressions et ses impulsions le congestionnaient.

En pension, il ne se fit que de rares camarades. On l’eut pris pour souffre-douleur si ses poings de maroufle n’eussent tenu les brimeurs en respect.

La mort prématurée des siens contribua non pas à le dégoûter de la vie, mais à la lui faire comprendre à sa façon, aimer pour d’autres motifs, voir par d’autres yeux, prendre à rebours du code et des conventions. Il devint de plus en plus taciturne. Son apparente inertie représentait celle d’une bouteille de Leyde saturée de fluide à en éclater. Souffrant, toujours tendu, pléthorique, ses instincts se dédommageraient de la longue contrainte, il se débonderait d’un seul coup, s’assouvirait sans mesure, se perdrait à tout jamais, mais en s’étant vengé de la vie. Capable de tous les dévouements, de toutes les délicatesses, mais aussi de tous les fanatismes, dans certains cas il aurait réhabilité le vice et apologié le crime ; il fut devenu suivant les circonstances un martyr ou un assassin ; peut-être les deux à la fois.

À l’un de ces dîners de demi apparat, fréquents à présent chez ses tuteurs, le jeune Paridael fit la connaissance de Door Bergmans. L’air franc, la prestance, l’allure ouverte, les bons procédés du tribun apprivoisèrent le jeune sauvage. Jamais les habitués de la maison ne faisaient attention au petit parent pauvre. Gina plaisanta Bergmans ; « Vous vous rappelez ma