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LA NOUVELLE CARTHAGE

prédiction le jour du lancement du navire ? — Parfaitement, répondit Door. Et je vous avouerai que si c’est là le garçon auquel vous faisiez allusion, il m’intéresse beaucoup. Les quelques mots que je lui ai arrachés révèlent une nature bien au-dessus de l’ordinaire !

Gina parut ne point prendre cet éloge au sérieux, mais, depuis, elle condescendit à s’entretenir plus fréquemment avec son cousin.

Cependant le mariage de Gina ne se décidait pas aussi facilement que M. Dobouziez avait pu le supposer. Quantité d’obstacles surgissaient contre l’établissement de l’héritière, toute millionnaire et ravissante qu’elle fût. Les prétendants redoutaient son caractère tranchant et impérieux et aussi son goût du faste. Les adulateurs ne manquaient pas. C’était autour d’elle une nuée de courtisans, un assaut perpétuel de flirtage et de galanterie, mais aucun épouseur ne se présentait.

Clara et Angèle Vanderling, plus jeunes que Gina, venaient d’épouser Athanase et Gaston Saint-Fardier. Elles importunaient leur amie de confidences d’alcôve et lui vantaient les libertés que procure l’existence conjugale. Elles menaient toutes deux leurs lymphatiques maris par le bout du nez et se gênaient moins que jamais pour coqueter avec les galants. Saint-Fardier père, enchanté de se débarrasser de ses fils, leur avait obtenu à l’un un bureau d’agent de change, à l’autre une position de « dispacheur » ou expert en avaries. Vanderling, de son côté, avait très décemment doté ses fillettes. Les deux jeunes ménages menaient fort grand train, et les appétissantes blondines, d’une beauté de plus en plus radieuse et épanouie, s’abandonnaient à tous leurs caprices et à tous leurs penchants.

Avec Bergmans, Béjard demeurait le plus assidu visiteur des Dobouziez. Laurent, qui savait aujourd’hui les antécédents de l’armateur, ne lui cachait pas son aversion. Enclin à un vague swedenborgisme, il s’expliquait à présent le moment d’hallucination qu’il avait eu, autrefois, sur l’Escaut, lors de l’excursion à Hemixem. À Laurent, Freddy Béjard semblait exhaler les corrosives vapeurs des acréolines, incorporer aussi les machines tueuses d’hommes, amputeuses de saine et florissante main-d’œuvre. Aussi combien Laurent souffrait de voir cet être sinistre et néfaste graviter incessamment dans l’orbite de la radieuse Gina. Béjard avait une vague intuition du sentiment qu’il inspirait au farouche collégien et s’amusait à l’agacer, mais à distance, prudemment, comme on fait à un chien de garde qui pourrait se détacher :

— Ma parole, disait-il souvent à Gina, c’est qu’il n’a pas l’air