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LA NOUVELLE CARTHAGE

rassurant, du tout notre jeune maroufle ! Voyez donc de quels yeux d’assassin il nous couve ? Ne lui arrive-t-il pas de mordre ? À votre place je le musellerais !

Laurent se rapprochait d’autant plus de Bergmans qu’il le savait compétiteur de Béjard. Il avait entendu le tribun parler en public et, profondément séduit par son éloquence imagée et savoureuse, il n’était plus seulement son ami, mais encore son partisan.

Pourtant, par degrés, un sentiment de jalousie s’emparait de lui. Lequel ? Si vague qu’il n’aurait su dire au juste s’il était jaloux de Gina ou de Bergmans ?

Une plaisanterie inoffensive du tribun faite devant Régina le blessait. Il tournait alors le dos à son ami, le boudait durant des jours, se montrait plus atrabilaire encore avec lui qu’avec les autres.

— Qu’a donc encore une fois notre petit cousin ? demandait Bergmans.

Mais au contraire de Béjard qui se divertissait de ces accès de mauvaise humeur, Bergmans se rapprochait du petit, le grondait doucement avec tant de vraie bonté que l’enfant finissait par se rapprivoiser et par lui demander pardon de ses lubies.

Depuis la puberté, son sentiment capricieux et indéfini pour la jeune fille s’était exaspéré d’énervantes postulations charnelles. L’âge ingrat aiguisait son caractère impressionnable. Les exigences du tempérament s’impatientaient de sa réserve et de sa timidité natives.

À la pension, alors qu’il courait ses quinze ans, il lui était arrivé de défaillir comme une fillette aux effluves trop vifs des jardins printaniers. Les lutineries du renouveau, les bouffées des crépuscules orageux, ces lourdes brises d’avant la pluie, qui s’abattent dans les hautes herbes et semblent s’y pâmer, trop ivres pour pouvoir reprendre leur essor, l’atmosphère des solstices d’été et de l’équinoxe d’automne chatouillaient Paridael comme le contact de bouches invisibles.

En ces moments la création entière l’embrassait et, démoralisé, hors de lui, il aurait voulu lui rendre caresse pour caresse ! Que ne pouvait-il étreindre dans un spasme de totale possession les grands arbres qui le frôlaient de leurs branches, les meules de foin parfumé auxquelles il s’adossait, et l’ambiance tiède et attendrie ! Il lui tardait de s’absorber à jamais dans la nature en fermentation ! Ne vivre qu’une saison, mais vivre la vie de cette saison ! Quelle mélancolie bénigne, quelle délicieuse angoisse, quel renoncement de son être, quelle sensibilité déjà posthume ! Un jour le timbre si particulier d’un alto