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LA NOUVELLE CARTHAGE

lui avait arraché des larmes ! Ce son veloureux et grave, sombre et opulent comme un manteau nocturne ou un sous-bois automnal, il le retrouvait à présent dans la voix de sa cousine. Il assimilait le despotisme de cette voix à la vertu des nuits insolites, ne procurant que de dérisoires sommeils, nuits propices aux cauchemars, au somnambulisme, aux conjurations et aux attentats — les nuits du Moulin de pierre !

Il ne cessait pas, croyait-il, d’en vouloir sincèrement à Gina ; il la jugeait avec plus de sévérité et de rancune que jamais. Et pourtant l’idée qu’elle n’agréait personne lui causait une certaine joie. Non seulement il se réjouissait du dédain et de la malice avec lesquels elle traitait Béjard, mais il était presque heureux lorsqu’elle taquinait et rebutait Bergmans. En apparence elle n’encourageait pas plus l’un que l’autre. « La mauvaise ! » se disait Laurent avec une artificielle et laborieuse indignation. « À la place de Door je lui répondrais de la belle façon ! »

Ombrageux comme il l’était, il remarqua un jour l’intonation tendre et presque passionnée qu’elle mit dans quelques paroles sans conséquence adressées au tribun. Il en fut tellement troublé que, demeuré seul avec elle, il osa lui dire à brûle-pourpoint : « Et pourquoi n’épouseriez-vous pas, M. Bergmans, ma cousine ? » Elle éclata de rire et le regarda dans le blanc des yeux. « Moi, épouser un partageux comme lui, devenir la citoyenne Bergmans ! » s’écria-t-elle avec un accent de sincérité auquel Laurent se laissa prendre.

Tout en protestant contre ses paroles, au fond il en était ravi. Elles le rassurèrent à tel point qu’il feignit de reprocher à Bergmans ses hésitations et ses lenteurs. Il rusait sans préméditation, d’instinct ; indigné de ses propres diplomaties, furieux de voir tous les mouvements d’une conscience droite et probe contrariés et paralysés dans les rets de sensorielles duplicités. S’il servait ostensiblement son ami Bergmans, c’était malgré le cri de sa chair.

— Me marier, moi : demander la main de Mlle Dobouziez ! Tu plaisantes, fiston ! » se récria Bergmans à la perspective que venait de lui suggérer, non sans anxiété, le jeune Paridael. « Qui diable t’a logé cette idée dans la caboche ! D’abord cette femme est trop riche pour moi… » Et comme l’autre le pressait : « À te dire vrai, je l’aime et me suis fait une délicieuse habitude de sa présence !… Si elle m’avait encouragé le moins du monde, peut-être aurais-je osé m’en ouvrir au père Dobouziez !… Mais ce que tu viens de m’évoquer est un avertissement… D’autres que toi auront remarqué mon assiduité… Il est temps que je cesse de compromettre ta cousine. »