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LA NOUVELLE CARTHAGE

« Quel dommage ! fit Laurent. Vous sembliez faits l’un pour l’autre. » Et malgré cette conviction très légitime, le paradoxal enfant eut peine à contenir sa jubilation et à ne pas sauter au cou de Bergmans. Il se fit pourtant violence au point de combattre et de discuter les scrupules de son ami. En songeant que si Bergmans cessait de venir à la fabrique il n’aurait plus l’occasion de le voir, il lui arriva même de l’exhorter sans arrière-pensée, car il chérissait réellement ce prestigieux garçon.

Quant à Béjard, Laurent était certain que Gina ne l’accepterait jamais pour époux. Non seulement l’armateur aurait pu être le père de la jeune fille, mais le correct et irréprochable Dobouziez portait à Béjard une estime purement professionnelle qui n’allait pas jusqu’à l’oubli des petites peccadilles que ce poursuivant avait sur la conscience. Il l’eût pris plus facilement pour associé que pour gendre.

Fidèle à sa résolution, le tribun fréquenta moins régulièrement la maison et, après un mois de ces visites de plus en plus espacées, il les cessa complètement.

Laurent respirait, à la fois heureux et navré, presque heureux malgré lui, malgré ses remords. Mais il n’était pas à bout d’angoisses.

Gina, la coquette et maligne Gina qui semblait avoir fait si peu de cas des hommages de Bergmans, parut très affectée de ne plus le voir. Ces regrets, cette préoccupation devinrent même tellement apparents que la lumière se fit enfin en l’esprit de Laurent.

— Elle m’a menti, elle l’aime ! se dit le jeune homme. Et la déchirante torture que lui causa cette découverte lui arracha à lui-même l’aveu de son amour désespéré pour l’orgueilleuse Régina.

Il fut atterré, car du même coup il pressentit qu’elle ne l’aimerait jamais !

Alors, il était de son devoir de rapprocher les deux amants. Il aurait même déjà dû prévenir la jeune fille de l’affection que lui portait le tribun. S’il se taisait à présent il se conduirait en fourbe. D’un mot il aurait pu consoler sa cousine et combler de bonheur son ami Bergmans. Bourrelé de remords, il se garda bien de prononcer ce mot. Il endurait un martyre inouï. — Vas-tu parler enfin ! lui criait sa conscience. — Non, non ! Grâce ! Pitié ! gémissait sa chair. — Rappelle Bergmans au plus vite ! — Je ne le puis, j’expirerais plutôt… — Misérable, mais je te le répète, elle ne t’aimera jamais ! — N’importe, elle ne sera à personne ! — Bergmans est ton ami ! — Je le hais ! — Assassin, Gina se meurt ! — Plutôt que de les rapprocher je les tuerais tous deux !