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LA NOUVELLE CARTHAGE

En effet Gina se mourait. En la voyant maigrir, s’étioler, si triste, si faible, si tranquille et si douce, ne riant, ne raillant presque plus, indifférente à tout ce qui la distrayait autrefois, Laurent fut cent fois sur le point de lui confier ce qu’il savait des sentiments de Bergmans. La langue lui brûlait comme à un muet qu’un mot soulagerait et que l’impitoyable nature empêche de prononcer ce mot. Cent fois aussi, au moment d’écrire à Door, il laissa tomber la plume. Il eût préféré signer son arrêt de mort.

Parti pour Odessa, Bergmans avait envoyé des bords de la Mer Noire deux ou trois lettres commerciales pour empêcher que l’on commentât son éclipse prolongée !

La douleur des Dobouziez était telle qu’ils ne remarquèrent pas la figure convulsée et les allures bizarres de leur pupille.

Laurent qui ne se sentait décidément point la force de parler à Gina prit un soir la résolution de tout raconter le lendemain au père. « Elle ne m’aimera jamais ! se répétait-il à la façon des stoïciens raffinant sur les tortures pour s’y rendre insensibles. Et moi, suis-je bien certain de lui porter de l’amour ? N’est-ce point l’envie qui m’aveugle et qui, parce que je suis morose et déshérité, me rend hostile au bonheur des autres ? » Malgré tous les efforts qu’il fit pour se persuader de ces prétendues erreurs, en présence de M. Dobouziez il ne trouva plus une parole et toute sa grandeur d’âme sombra dans les abîmes de son amour.

Il était allé s’asseoir aux côtés de la malade, dans l’orangerie, parmi ces fleurs capiteuses et perverses dont elle persistait à s’entourer. Depuis sa maladie elle s’habituait à la présence et aux soins de Laurent comme à ceux d’un garde-malade. Généralement il lui faisait la lecture et elle prenait un plaisir de petite-maîtresse à le reprendre. Ce matin il bredouillait et bafouillait outrageusement : « Mais qu’avez-vous donc, Laurent ? fit-elle, je ne comprends plus un mot de ce que vous lisez ? »

Il déposa le livre sur la table et saisissant ses mains amaigries : « Régina, balbutia-t-il, il faut que je vous apprenne quelque chose de grave, oh, de très grave… » Il s’arrêta, la regarda dans les yeux, devint très rouge. Il allait prononcer le nom de Door Bergmans, de nouveau ce nom ne passa point la gorge. Sans ajouter un mot, entraîné par une impulsion irrésistible, pris d’une sorte de vertige, il ne put que tomber à genoux et couvrir de baisers et de pleurs les mains que Gina confuse et même effrayée essayait de retirer. Agacé et excité par l’aversion qu’elle lui témoignait, loin de la lâcher, il se