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LA NOUVELLE CARTHAGE

d’un bas-fond, appelle sur le visage de la femme, elle lui dit : «  Mais, laisse-donc, gros benêt, tu vas chiffonner mes volants ! »

Oui, sa ville trop belle, trop riche, ce berceau trop vaste pour son nourrisson en imposa ce soir à Laurent.

— Va-t-elle aussi m’écarter, comme un rebut, un indigne ? se demandait-il avec angoisse.

Mais comme si l’adorable ville, moins dure, moins cruelle que l’autre, eût lu la détresse du déclassé et tenu à ce que rien ne gâtât l’ivresse de son émancipation, avant que son cœur se fût serré complètement, le ciel enflammé amortissait son éclat trop acerbe et, du même coup, l’eau dans laquelle on semblait avoir fondu des rubis retrouvait son apparence normale. L’atmosphère crépusculaire redevint fluide et tendre ; les flots s’ouatèrent d’une brume légère, à l’horizon il n’y eut plus que des rappels roses de l’embrasement furieux qui avait effarouché Paridael.

Ce fut une véritable détente. La ville lui serait donc meilleure, plus pitoyable !

Même les mouvements des débardeurs lui parurent moins surhumains, moins hiératiques. Les ouvriers sur le point de cesser le labeur se surprenaient à respirer et à souffler comme de simples mortels ; les bras ballants ou croisés, ou se frottant le front du revers de la manche. Laurent les trouvait tout aussi beaux comme cela, et meilleurs. Au moment de rentrer, de se baigner dans l’intimité du ménage, ils souriaient, anonchalis d’avance, et une langueur leur descendait des reins aux jambes, et leurs étreintes cherchaient des objets moins rugueux et moins inertes.

Laurent remettait pied dans la réalité.