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SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

— Allons, je file, dit-il, en vidant son verre plein, avec un claquement de langue. Je vais rue Montmartre voir ce que deviennent mes oiseaux.

Mais Rougon, qui semblait très-gai, le plaisanta. Est-ce qu’il croyait toujours à son histoire de conspirateurs, maintenant qu’il avait dîné ? Du Poizat, lui aussi, affectait l’incrédulité la plus grande. Il prit rendez-vous pour le lendemain avec Gilquin, auquel il devait un déjeuner, disait-il. Gilquin, sa canne sous le bras, répétait, dès qu’il pouvait placer un mot :

— Alors, vous n’allez pas prévenir…

— Eh ! si, finit par répondre Rougon. On se moquera de moi, voilà tout… Rien ne presse. Demain matin.

L’ancien commis voyageur tenait déjà le bouton de la porte. Il revint en ricanant.

— Vous savez, dit-il, on peut faire sauter Badinguet, je m’en fiche, moi ! Ça serait même plus drôle.

— Oh ! reprit le grand homme d’un air convaincu, presque religieux, l’empereur ne craint rien, même si l’histoire est vraie. Ces coups-là ne réussissent jamais… Il y a une Providence.

Ce mot fut le dernier prononcé. Du Poizat s’en alla avec Gilquin, qu’il tutoyait amicalement. Et lorsque, une heure plus tard, à dix heures et demie, Rougon donna une poignée de main à M. Bouchard et au colonel qui partaient, il s’étira les bras, il bâilla, comme il faisait parfois, en disant :

— Je suis éreinté. Je vais joliment dormir, cette nuit.

Le lendemain soir, trois bombes éclataient sous la voiture de l’empereur, devant l’Opéra. Une épouvantable panique s’emparait de la foule entassée dans la rue Le Peletier. Plus de cinquante personnes étaient frappées. Une femme en robe de soie bleue, tuée roide, barrait le ruisseau. Deux soldats agonisaient sur le pavé. Un aide