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LES ROUGON-MACQUART.

de camp, blessé à la nuque, laissait derrière lui des gouttes de sang. Et, sous la lueur crue du gaz, au milieu de la fumée, l’empereur descendu sain et sauf de la voiture criblée de projectiles, saluait. Son chapeau seul était troué d’un éclat de bombe.

Rougon avait passé la journée tranquillement chez lui. Le matin, pourtant, il était un peu agité, et avait, à deux reprises, témoigné l’envie de sortir. Mais, comme il achevait de déjeuner, Clorinde arriva. Alors, il s’oublia avec elle, jusqu’au soir, dans son cabinet. Elle venait pour le consulter sur une affaire compliquée, et elle se montrait découragée, elle n’arrivait à rien, disait-elle. Lui, alors, la consola, très-touché de sa tristesse, montrant beaucoup d’espoir, donnant à entendre que tout allait changer. Il n’ignorait pas le dévouement et la propagande de ses amis ; il récompenserait jusqu’aux plus humbles d’entre eux. Quand elle le quitta, il l’embrassa au front. Puis, après son dîner, il éprouva un besoin irrésistible de marcher. Il sortit, il prit le chemin le plus direct pour arriver sur les quais, étouffant, cherchant l’air vif de la rivière. Cette soirée d’hiver était très-douce, avec un ciel nuageux et bas, qui semblait peser sur la ville, dans un silence noir. Au loin, le grondement des grandes voies se mourait. Il suivit les trottoirs déserts, d’un pas égal, toujours devant lui, frôlant de son paletot la pierre du parapet ; des lumières à l’infini, dans l’enfoncement des ténèbres, pareilles à des étoiles marquant les bornes d’un ciel éteint, lui donnaient une sensation élargie, immense, de ces places et de ces rues dont il ne voyait plus les maisons ; et, à mesure qu’il avançait, il trouvait Paris grandi, fait à sa taille, ayant assez d’air pour sa poitrine. L’eau couleur d’encre, moirée d’écailles d’or vivantes, avait une respiration grosse et douce de colosse endormi, qui accompagnait l’énormité de son rêve.