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LES ROUGON-MACQUART.

Il continua sur ce ton, outrant les éloges, doublant les chiffres. La ferme-modèle de la Chamade valait deux millions. Delestang serait certainement ministre un jour. Mais elle gardait aux lèvres une moue dédaigneuse.

— Il est bien bête, finit-elle par murmurer.

— Dame ! dit Rougon avec un fin sourire.

Il paraissait ravi du mot qu’elle venait de laisser échapper. Alors, par un de ces sauts brusques qui lui étaient familiers, elle posa une nouvelle question, en le regardant à son tour fixement.

— Vous devez joliment connaître monsieur de Marsy ?

— Oui, oui, nous nous connaissons, dit-il sans broncher, comme amusé davantage par ce qu’elle lui demandait là.

Mais il redevint sérieux. Il fut très-digne, très-juste.

— C’est un homme d’une intelligence extraordinaire, expliqua-t-il. Je m’honore de l’avoir pour ennemi… Il a touché à tout. À vingt-huit ans, il était colonel. Plus tard, on le trouve à la tête d’une grande usine. Puis, il s’est occupé successivement d’agriculture, de finance, de commerce. On assure même qu’il a peint des portraits et écrit des romans.

Clorinde, oubliant de manger, restait rêveuse.

— J’ai causé avec lui l’autre soir, dit-elle à demi-voix. Il est tout à fait bien… Un fils de reine.

— Pour moi, poursuivit Rougon, l’esprit le gâte. J’ai une autre idée de la force. Je l’ai entendu faire des calembours dans une circonstance bien grave. Enfin, il a réussi, il règne autant que l’empereur. Tous ces bâtards ont de la chance !… Ce qu’il a de plus personnel, c’est la poigne, une main de fer, hardie, résolue, très-fine et très-déliée pourtant.

Malgré elle, la jeune fille avait baissé les yeux sur les grosses mains de Rougon. Il s’en aperçut, il reprit en souriant :